14-18 : ce hameau dont tous les hommes furent tués à la guerre, racontée par Mathieu Riboulet

Le prix Décembre 2012 avait récompensé l'an dernier Les œuvres de miséricorde de Mathieu Riboulet, magnifique récit paru chez Verdier.

Cet ouvrage érudit, court et dense est une réflexion sur la guerre, le désir, la violence et l'art (le titre du livre, Les œuvres de miséricorde , est celui d'un tableau du Caravage ). Il raconte surtout la réconciliation du narrateur avec l'Allemagne -et avec les Allemands- à l'occasion d'un voyage outre-Rhin.

Car le narrateur "n'a jamais pu penser aux Allemands, à l'Allemagne, à la langue allemande, sans voir se profiler à l'horizon de ces pensées la trace du conflit qui trois fois nous opposa" (les trois guerres : franco-allemande de 1870, puis mondiales de 1914-1918 et 1939-1945).

"Quand ses deux grands gars y sont passés aussi ... les yeux sont restés secs.

Le récit s'ouvre sur l'histoire d'un hameau, que la guerre de 14-18 a laissé sans homme.

"Au hameau en 1913 on comptait donc cinq garçons, une épouse et deux veuves puisqu'en 1910 les deux frères avaient cassé leur pipe, à deux mois d'intervalle, d'une mort naturelle qui leur évita de voir la suite.[...]

La mort naturelle. Les cinq gars du hameau ne sont pas morts de ça, ne sont pas morts comme ça. Ces cinq, et avec eux des milliers d'autres, on les a pris, on les a déposés sur une terre damnée où plus rien ne poussait, puis on les a ouverts à même la terre damnée et on a regardé dessus couler le sang de leurs entrailles, former ruisseau le sang de leurs artères, flaques, mares, bientôt étangs le sang de leur jeunesse.[...]

En cinq ans on s'est mis à mourir de plus en plus jeune au hameau. Le premier avait trente-six ans, le deuxième trente et un, le troisième quarante-deux - celui-ci, c'est comme s'il avait fait sa vie -, et quand ses deux grands gars y sont passés aussi, pour clore la ribambelle, vingt-deux et vingt-cinq ans, les yeux sont restés secs.

On s'est inquiété de la mère, restée seule ou presque, anéantie, désormais sans mari, sans beau-frère, sans cousin et sans fils. On ne sait pas comment, elle a vécu jusqu'en 1966, c'est-à-dire plus longtemps veuve qu'épouse, et bien plus longtemps encore sans ses enfants qu'avec, d'une tenue sans pareille, en toute circonstance."

"Que faire de tous ces morts ?"  Où passe la violence ? Que devient-elle ? Autant d'interrogations scandant ce livre prenant, qui a toute sa place dans une bibliothèque idéale du centenaire de 14-18.

-> Les œuvres de miséricorde de Mathieu Riboulet, prix Décembre 2012, Verdier (14 euros)

(Texte publié initialement le 10 novembre 2012)

Publié par Anne Brigaudeau / Catégories : Actu / Étiquettes : 1914-1918