Cinq raisons d'applaudir (très fort) le Goncourt récompensant Pierre Lemaitre

Pierre Lemaitre ©Thierry Rajic / Figure

 Au douzième tour de scrutin (par six voix contre quatre à Arden, de Frédéric Verger), le jury Goncourt a attribué lundi le plus prestigieux des prix littéraires français à l'époustouflant livre de Pierre Lemaitre, Au revoir là-haut. Une excellente nouvelle :

Parce que c'est déjà un best-seller

Sorti le 22 août en librairie, Au revoir là-haut a conquis d'emblée critiques (qui le donnaient gagnant, selon Livres Hebdo) et public. Le livre était le seul roman encore en lice pour le Goncourt à figurer dans le rituel palmarès des dix meilleures ventes romans publié par l'institut GfK fin octobre.

Fallait-il s'arrêter en si bon chemin et prendre le risque d'un Goncourt aussi austère que celui de 2012, Le Sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari (largement battu en terme de ventes par le Goncourt des lycéens décerné à La Vérité sur l'affaire Harry Québert de Joël Dicker) ?

Le jury Goncourt en a décidé autrement, pour le plus grand bonheur d'Albin Michel. L'éditeur, qui avait enregistré  90.000 ventes avant l'attribution du prix,  a immédiatement lancé une nouvelle réimpression à 220.000 exemplaires.

Parce qu'il revisite 14-18 sous l'angle des profiteurs d'après-guerre

Les Poilus, la Der des der et la bataille de Verdun vous soûlaient déjà à l'école ? Vous n'avez pas fini d'en baver : ce 11 novembre marque le début des commémorations du centenaire de la guerre de 14-18. Si Pierre Lemaitre s'inscrit dans ce sillage, il a eu l'excellente idée de placer son roman dans l'immédiat après-guerre. Et d'explorer les escroqueries qui fleurirent sur les juteux marchés du culte des morts.

L'intrigue en deux mots ? Les trois héros du livres sont deux soldats de troupe et un fringant officier, de retour du front. Le lieutenant d'Aulnay-Pradelle, franche canaille et bel arriviste, va s'enrichir grâce au marché des cimetières militaires.Des cimetières qu'on ne verra plus jamais sans se poser une foultitude de questions. Combien de corps reposent ici ? Entiers ou en morceaux ? Y a-t-il autant de corps que de croix (si croix il y a) ? Les noms correspondent-ils (si noms il y a ) ?

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Quant aux deux soldats, l'ex-comptable Albert Maillard et l'ancien étudiant des Beaux-Arts Edouard Péricourt, ils se sont sauvés la vie mutuellement  lors d'un assaut inutile déclenché par d'Aulnay-Pradelle (pour gagner un galon de plus à quelques jours de l'armistice). Ils en sont revenus en gueule cassée héroïnomane pour l'un, en apeuré à vie pour l'autre.

Eux aussi tenteront une arnaque, aux monuments au morts celle-là. Autre marché profitable que ces statues en marbre, pierre ou granit valorisant le glorieux héros au fusil brandi (les survivants, eux, se souviennent davantage, des puces, du froid, de l'insalubrité des tranchées et des corps mutilés).

Il suffit de consulter, à la fin du roman, les trois pages de remerciements aux historiens de référence de la guerre de 14-18 pour avoir la certitude de la profondeur du travail de documentation, qui constitue le terreau du livre et  en fait, en partie, son épaisseur.

Parce que c'est le couronnement d'un auteur de polar

Qui connaissait Pierre Lemaitre, 62 ans, avant ce Goncourt ?  Des milliers de lecteurs de polars, qui sont lecteurs exigeants. Pierre Lemaitre est l'auteur de plusieurs romans noirs, comme Travail soigné, Robe de marié. Ou Cadres Noirs (prix Le Point du polar européen en 2010), qui met en scène un cadre au chômage participant à un jeu de rôle en forme de prise d'otages (et s'inspire d'une histoire vraie qui s'est déroulée à France Télévisions Publicité en 2005).

S'il tient la promesse du roman historique, Au revoir là-haut tient aussi celle du roman noir avec un double suspense autour d'une double arnaque. Le méchant s'en sortira-t-il ? les bons seront-ils ou non sanctionnés ? Retour à la volupté des basiques, en cinq cents pages de plaisir. Notons au passage que cette récompense survient dix ans après le Goncourt décerné en 2003 à Jacques-Pierre Amette, qui écrivit, lui aussi, des romans policiers.

Parce qu'il y a un merveilleux personnage d'incorruptible

Il y a dans Au revoir là-haut un merveilleux personnage d'incorruptible, comme on n'en avait pas vu depuis longtemps. Un fonctionnaire en fin de carrière, chargé de faire la tournée des cimetières militaires.

Désagréable, "taciturne, un peu pédant, sourcilleux et de mauvaise humeur d'un bout à l'autre de l'année", cet homme-là, hélas, est "scrupuleux et pour tout dire honnête". Intègre et mal embouché, il fera éclater le scandale. Pierre Lemaitre s'est dit dans Mediapart "viscéralement attaché au service public". On l'avait deviné.

Parce qu'il répond à la vocation du Goncourt

Sylvie Ducas, auteur d'un livre sur les prix littéraires, définit ainsi, dans un entretien à BibliObs, l'" idée de la littérature propre au Goncourt": un "roman réaliste, lisible et grand public".

Trois qualificatifs qui valent compliments, et collent comme un gant à l'excellent roman de Pierre Lemaitre.

-> Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre (Albin Michel, 22,50 euros)

Ajout : Il y a aussi, dans Au revoir là-haut, de belles descriptions de Paris, et de l'hôtel Lutétia, où se déroulent quelques-unes des scènes les plus marquantes. Construit en 1910 boulevard Raspail (Paris 6e) par Madame Boucicaut, propriétaire du Bon Marché tout proche, l'hôtel de luxe a vu défiler les grands acteurs des deux guerres mondiales en France, avant d'accueillir en 1945 les déportés survivants. Le juré du Goncourt Pierre Assouline a consacré un livre (Lutétia, Gallimard) à ce bel hôtel Art Nouveau, qui va fermer pendant trois ans pour rénovation (et dont les salariés ont manifesté fin octobre).

FRANCE. PARIS (75) 6E ARR. LATIN QUARTER. FACADE OF THE HOTEL LUTETIA