French corruption : les confessions de Didier Schuller, Monte-Cristo des Hauts-de-Seine

French corruption, des journalistes du Monde Gérard Davet et Fabrice Lhomme, est sorti cette semaine en fanfare avec bonnes feuilles habilement distillées dans le journal du soir et dans L'Express.

Mais l'intérêt de l'ouvrage ne se limite pas aux révélations sur Patrick Balkany ou Nicolas Sarkozy (sur lequel rien n'est prouvé). Il brosse le portrait d'un homme au coeur d'un système de corruption politique : l'énarque Didier Schuller, 66 ans, "placé à la tête de l'office HLM des Hauts-de-Seine, en 1986, par Patrick Balkany et Charles Pasqua".

Il dresse surtout un décor, celui des Hauts-de-Seine, département le plus riche de France où l'argent de l'immobilier a coulé à flot dans les décennies 80 et 90, et arrosé la droite qui tenait le département.

Des grandes magouilles et petits arrangements dans le 92, dont il a été un des acteurs, Didier Schuller a tout su. Après une fuite rocambolesque aux Bahamas, suivies d'années d'exil à Saint-Domingue, il est revenu en France en 2002, en passant par la case prison.

Bien placé pour raconter des décennies de turpitudes, il estime avoir payé pour les autres. Autant dire qu'il n'est pas un narrateur neutre, même si les auteurs du livre affirment avoir recoupé ces confidences empoisonnées. Tentative pour démêler le bon grain de l'ivraie :

 L'école de la corruption

Première remarque : le livre se lit comme un roman. Vous aimez les coups tordus entre amis ? Didier Schuller a été un témoin privilégié des guerres des droites depuis quatre décennies. Entré en 1969, à 22 ans, au ministère des Finances après un concours d'attaché d'administration dont il sort parmi les premiers, le brillant élève de Jeanson de Sailly ne tarde pas à se faire remarquer par son intelligence et sa capacité de travail.

Le ministre Robert Boulin le repère et le prend comme conseiller à son cabinet. Il y est également chargé d'une mission officieuse : faire transiter l'argent - par valises de billets- entre Matignon (les fonds spéciaux) et le Service d'Action civique, sulfureuse milice gaulliste dissoute en 1982 après la tuerie d'Auriol.

En 1981, au RPR  (l'ancêtre de l'UMP), Charles Pasqua appelle en sous-main à voter François Mitterrand pour battre Giscard.  L'ex-chabaniste Didier Schuller vote donc Mitterrand. Mais il aide aussi son beau-père, réfractaire au gouvernement socialiste, à faire passer au Luxembourg 9 millions de francs en petites coupures, emballées dans de l'alu façon sandwich, dans un sac à dos de chasse. Initiation à l'art de faire voyager le liquide, qui resservira.

Affecté au ministère de l'Equipement, le jeune énarque apprend à régler des litiges internationaux. Il va ainsi débloquer en Arabie saoudite un contentieux entre une entreprise de BTP (la future Eiffage) et un prince saoudien.

L'occasion -déjà-  de toucher une commission versée à l'étranger pour ses bons offices, et de nouer connaissance avec des gens précieux, comme l'homme d'affaires libanais Rafic Hariri. Un intime de Jacques Chirac qui financera le RPR dans les années 90... notamment via les Hauts-de-Seine.

Dans les Hauts-de-Seine, "l'argent coule à flots ininterrompus"

Après la victoire de la droite aux législatives de 1986, Charles Pasqua s'avise que son poulain a le profil idéal pour diriger l'office HLM des hauts-de-Seine. Il y a "mille employés, près de trente mille logements à gérer, un budget de 1,7 milliards de francs". Et une consigne du conseil général : "cesser de donner de l'oseille au CDS (les centristes de l'époque), et en filer au RPR".

En l'absence de loi stricte sur le financement de la vie politique, ces pots-de-vins généralisés ne posent guère problème.  "Qu'il y ait effectivement une somme, entre 3 et 5% des marchés, qui soit versée par les entreprises au RPR, ça, je l'ai accepté. Tout le monde l'acceptait. C'était ainsi."

En 1994, Patrick Balkany se félicite que l'office HLM des Hauts de Seine (qu'il préside) ait réalisé "plus de 4 milliards de francs de travaux". L'autre versant, notent les auteurs, c'est "l'inflation des pots-de-vins" versés par les entreprises. D'ailleurs, "l'argent coule à flots ininterrompus".

Les ennuis commencent fin 1994. "Les chiraquiens comprennent" que la fédération RPR des Hauts-de-Seine, alimentée par les commissions des entreprises attributaires des marchés de l'office HLM, finance la campagne Balladur.

En février 1995, un des proches de Didier Schuller est interpellé alors qu' il touche en liquide une de ces commissions. Averti que l'étau se resserre, Didier Schuller, une des chevilles ouvrières du financement de la campagne Balladur, s'enfuit.

Le clan Chirac comme le clan Balladur favoriseront son exil doré aux Bahamas, puis à Saint-Domingue. Mais il finit par rentrer ... attendu par la justice, qui l'incarcère vingt-quatre jours, du 7 février au 1er mars 2002. L'épisode laissera des traces, et explique, dix ans plus tard, la loquacité de l'ancien locataire du quartier VIP de la prison de la Santé.

Didier Schuller à sa sortie de la prison de la Santé, le 1er mars 2002.

Didier Schuller à sa sortie de la prison de la Santé, le 1er mars 2002.

Le lancinant refrain du "tous pourris" ?

S'il est surtout question du financement de la droite, la gauche n'est pas épargnée. En 1983 à Beyrouth, le conseiller de François Mitterrand, François de Grossouvre aurait ainsi parlé à Didier Schuller d'une commission sur des tanks vendus aux Phalanges libanaises, qui va être "filée à Jean-Marie Le Pen".

Anecdote invérifiable  : interrogé, l'ex-chef du FN "n'a pas répondu aux sollicitations des auteurs".  Quant à François de Grossouvre,  sulfureux héros d'un livre de Raphaëlle Bacqué (Le dernier mort de Mitterrand), il s'est suicidé en 1994 dans son bureau de l'Elysée.

Autant dire que la lecture de French corruption accrédite une vision poujadiste du monde politique, même si quelques-uns se voient décerner des brevets d'intégrité. Comme Lionel Jospin ou comme François Hollande ("qui a beaucoup de défauts, mais au moins il est honnête").

Quelle crédibilité accorder à ce récit ?

Quelques passages laissent pantois, tel celui où Didier Schuller juge "suspectes" les conditions dans lequelles Pierre Bérégovoy est mort parce qu'on n'a pas retrouvé les douilles de l'arme avec laquelle il s'est tué.

Autre scène qui laisse rêveur, celle qui se déroule dans un grand hôtel de Genève. Accompagné d'une belle blonde "héritière d'une grande marque de luxe" et de Didier Schuller qui vient de s'approvisionner en liquide, Patrick Balkany "tapisse son lit de coupures de 1000 francs suisses, sur lesquelles la jeune femme est invitée à s'allonger".

De quoi jeter l'ombre d'un doute sur l'ensemble, tant le paragraphe semble fantasmagorique. Les deux auteurs, grands reporters au Monde, précisent que la confession de Didier Schuller s'est étalée sur cinq ans. Ils ont systématiquement appelé les personnes mises en cause, qui ont  confirmé parfois (comme Charles Pasqua). Ou démenti (comme Nicolas Sarkozy). Restent ceux qui sont morts ou ne sont plus en état de répondre pour des faits remontant à deux décennies.

Témoignage d'implacables haines politiques, le livre se dévore. Mais faut-il prendre pour argent comptant les propos de cet Edmond Dantès du XXIe siècle ?

Didier Schuller, rappelle Challenges, part à la conquête de la mairie de Clichy-la-Garenne pour les municipales de 2014, et estime avoir "payé sa dette" dans l'affaire des HLM des Hauts-de-Seine, contrairement à d'autres. Comme un parfum à la Monte-Cristo...

-> French corruption, Gérard Davet, Fabrice Lhomme (Stock, 19 euros)

Publié par Anne Brigaudeau / Catégories : Actu / Étiquettes : corruption