Trafic d'argent liquide : "Il faut supprimer les billets de 500 euros"

Révélations du Parisien, dimanche : les saisies d'argent liquide ont dépassé 103 millions d'euros au premier trimestre 2013, soit six fois plus qu'au premier trimestre 2012. Scoop de Mediapart, le 30 août : l'ancien diplomate Boris Boillon a été interpellé le 31 juillet, gare du Nord, avec 350 000 euros en liquide, en billets de 500.

Quelles sont ces sommes astronomiques qui circulent en liquide, planquées dans les voitures, les mallettes, les roues de secours, les sacs à dos ? Qui s'en sert ? Pourquoi l'Etat n'a-t-il pas pris des mesures simples - comme la suppression des plus grosses coupures - pour lutter contre la délinquance financière ?

Toutes questions que francetv info a posées au journaliste Mathieu Delahousse, grand reporter à RTL et co-auteur, avec Thierry Lévêque, de Cache cash, enquête sur l'argent liquide illégal qui circule en France (à paraître chez Flammarion le 18 septembre). Parmi les mesures radicales prônées par les auteurs, la suppression des coupures de 500, 200 et 100 euros. Interview.

D'où est née l'idée d'enquêter sur la circulation d'argent liquide illégal en France ?

Au début, c'était quasiment un sujet de plaisanterie : qu'il s'agisse des enveloppes de liquide de la famille Bettencourt, des implants capillaires payés de la main à la main par les patients du chirurgien Jérôme Cahuzac, ou, plus récemment, de l'interpellation de Boris Boillon, on parle à chaque fois de sommes "vertigineuses". Car il s'agit de sommes totalement astronomiques, équivalentes au prix d'un logement.

Nous nous sommes donc interrogés sur la notion économique : qu'est-ce que cela représente, comme montant, ces sommes d'argent liquide, si on se met à les décompter ? Comment les dissimule-t-on ? Les affaires Cahuzac et Bettencourt sont très connues, très médiatisées. Ce qui est nouveau dans notre livre, ce sont les affaires dont on parle moins, les audiences de justice non couvertes.

On s'aperçoit que le trafic d'argent liquide est très inséré dans le tissu économique et commercial. Comme le montre, par exemple, l'opération "Caducée", double comptabilité de pharmaciens français, permettant de dissimuler les paiements en espèces.

Pourquoi ce flot d'argent liquide en circulation ?

A partir de 1990 a été mise en place, à l'issue d'un sommet du G7, une grande réglementation contre le blanchiment d'argent. Une réglementation qui a permis de faire éclater l'affaire du Sentier, avec des dizaines de condamnations pour escroquerie ou blanchiment.

Aujourd'hui, le dispositif a vingt ans, il est mûr. Si vous opérez une série de retraits importants d'argent liquide, il y a des logiciels d'alerte, des barrières automatiques. Tracfin (la cellule de lutte contre les circuits financiers clandestins, rattachée à Bercy) est alertée. C'est difficile de tricher sur le retrait ou l'apport d'espèces.

Avant, un chef d'entreprise payé au "black" pouvait remettre de l'argent à la banque, ça ne se voyait pas. Tel n'est plus le cas. D'où une économie complètement parallèle avec de l'argent liquide : travail au noir, dessous-de-table, fraude fiscale, etc.

Pourquoi des mesures simples ne sont-elles pas prises, comme la suppression des grosses coupures ?

Nos déplacements ou nos conversations téléphoniques sont connus, tracés. L'argent liquide, lui, ne l'est pas. On peut avoir besoin de 250 euros en liquide pour aller dans une chambre d'hôtel avec quelqu'un qui n'est pas sa femme... ou pour faire un cadeau à sa femme sans qu'elle le sache. Il y a des gens qui ne veulent pas que leur entourage apprennent qu'ils voient un psychiatre, une fille de joie -ce qui n'est pas interdit en France- ou un gourou.

Les Français restent attachés à l'argent liquide, à l'idée de pouvoir, sans en rendre compte, acheter des fleurs à une consœur ou prendre un verre le soir alors qu'ils ont dit qu'ils étaient au bureau. Mais ils oublient que les grosses coupures alimentent tous les trafics. Un million en billets de 500 euros, ça ne prend pas plus de volume qu'un livre grand format comme celui que nous publions. Cela se planque facilement. Quand les politiques se rencontrent dans les sommets européens, ils parlent de l'euro. Quand les policiers se rencontrent dans des réunions européennes, ils parlent des billets de 500 euros.

L'euro est la première monnaie du monde, devant le dollar. Face à cet argument, on a négligé qu'on a fourni un outil technique aux trafiquants. Un tiers de la masse monétaire liquide de l'euro circule en billets de 500 euros. Les billets en euros représentent aujourd'hui 918 milliards d'euros, les seuls billets de 500, une valeur de 327 milliards d'euros.

Le billet de 500 euros a été créé comme marque de pouvoir, mais c'est un contresens historique. En 1969, les Etats-Unis ont supprimé le billet de 500 dollars. Je pense d'ailleurs qu'il faut supprimer non seulement les billets de 500 euros, mais aussi ceux de 200 ou 100 euros. Le billet de 100 euros ne sert qu'à la dissimulation ou la thésaurisation.

A l'extrême, on peut rêver d'un monde sans cash. Mais en France, on n'est pas encore mûr. D'où notre message : "Ami lecteur, demande-toi quel chemin a suivi le billet que tu as entre les mains !"

-> Cache cash, enquête sur l'argent liquide illégal qui circule en France, Mathieu Delahousse, Thierry Lévêque (Flammarion, 20 euros, à paraître le 18 septembre).

Extrait

"En France, songez que 300.000 euros en liquide sont saisis chaque jour ! Par ordre d'importance, c'est à Paris, en Seine-Saint-Denis, dans le Nord et dans le Rhône que les trésors sont d'abord découverts. Ils appartiennent à toutes les familles de criminalité : les stupéfiants, le proxénétisme, les jeux illégaux, mais aussi le travail clandestin, l'abus de faiblesse ou, plus basiquement, le vol simple. Inutile de vous dire que la fraude fiscale adore aussi les billets, surtout en grosses coupures, tout comme la corruption et mieux encore les dessous-de-table. Notre visite de la France du cash nous a convaincus que l'argent sale était réellement partout, inséré dans notre économie réelle".

-> Autre recommandation de lecture sur un sujet proche : Ils travaillent au noir, enquête sur un mal français d'Hubert Prolongeau (Robert Laffont, 19 euros)

Publié par Anne Brigaudeau / Catégories : Actu / Étiquettes : corruption