Cinq dates dans l'histoire de "Gatsby", chef-d'œuvre incompris

La quatrième adaptation cinématographique de Gatsby le Magnifique, dont le rôle principal est interprété par Leonardo DiCaprio, ouvre mercredi 15 mai le festival de Cannes, hors compétition officielle.

En attendant les premières critiques, rappel de l'intrigue : à l'été 1922, Jay Gatsby, jeune milliardaire mystérieux à la fortune douteuse, organise dans sa villa de Long Island de somptueuses soirées où l'alcool coule à flots, en pleine prohibition.  Il va vivre jusqu'au bout une passion qui le ronge, subir la cruauté des riches héritiers et connaître la désillusion des lendemains d'ivresse.

Retour sur l'histoire tumultueuse du roman de Francis Scott Fitzgerald, à l'aide de la romancière Julie Wolkenstein, auteure de la nouvelle traduction française de Gatsby publiée chez P.O.L. en 2011.

 1925 : sortie aux Etats-Unis et relatif échec commercial 

"Quand Gatsby est paru en 1925 aux Etats-Unis, il a eu, explique Julie Wolkenstein, bien moins de succès que son premier roman, L'Envers du paradis, qui s'était vendu à plus de 40 000 exemplaires en cinq mois, en 1920."

Les éloges de la presse ne convainquent pas le grand public et la mévente relative de l'ouvrage (tout de même quelque 20 000 exemplaires écoulés, dont se contenteraient bon nombre d'écrivains) est très tôt analysée en ces termes par Scott Fitzgerald : "Si le livre est un échec commercial, ce sera pour l'une de ces deux raisons, ou peut-être les deux. Premièrement : le titre est médiocre, plus mauvais que bon. Deuxièmement, et c'est capital : le livre ne contient aucun personnage féminin d'envergure et aujourd'hui, ce sont les femmes qui dominent le marché romanesque."

Cet insuccès inhibe l'écrivain qui met plus de dix ans à écrire le roman suivant (Tendre est la nuit), qui sera publié en 1934. La même année, un éditeur propose à Fitzgerald de rééditer Gatsby, qui sera "précédé d'une préface où se mêlent justification et repentirs". Nouvel échec.

The Great Gatsby, 1926

The Great Gatsby, 1926

1940 : la seconde guerre mondiale, une deuxième chance

Ce qui a relancé Gatsby ? La seconde guerre mondiale. L'armée américaine distribue aux soldats des packs culturels pour les distraire. Elle "leur offre en format poche, écrit Julie Wolkenstein dans sa présentation de l'ouvrage, toutes sortes de livres, romans ou autres : Gatsby en fait partie. Alors diffusé à 150 000 exemplaires, il touche un très large public. Dès la fin des années 1940 et dans les années 1950, l'œuvre de Fitzgerald dans son ensemble est redécouverte par la critique anglo-saxonne".

Le roman devient un des classiques les plus enseignés dans son pays, hélas à titre posthume pour l'auteur, mort le 21 décembre 1940 d'une crise cardiaque

"C’est un livre culte reconnu par l’université, analyse Julie Wolkenstein, une œuvre majeure, une sorte de monument, l’équivalent de Marcel Proust en France." Rue 89 tente plutôt l'analogie avec Les Misérables de Victor Hugo.

The Great Gatsby (1949)

The Great Gatsby (1949)

1980 : le temps des héritiers ? 

La décennie 80, marquée par des années de flambe partiellement engloutie dans le krach boursier de 1987, donne une nouvelle jeunesse à la fiction désenchantée de Fitzgerald. "Je pense que ce n’est pas un hasard, souligne Julie Wolkenstein, s’il a eu comme héritiers Jay McInerney ou Bret Easton Ellis, qui ont parlé des hyper-riches dans les années 80."

Car "avant la crise de la fin des années 80, les deux romanciers américains décrivent, eux aussi, une classe oisive de jeunes gens très privilégiés avec des comportements transgressifs. Dans Gatsby, il faut savoir que l’alcool, c’est de l’alcool de contrebande. Ça se sent à des détails, l’alcool est enfermé dans un placard ou caché dans un sac, comme la cocaïne dans les romans de Bret Easton Ellis".  

Une autre dimension de Gatsby a trouvé, selon la traductrice, un écho dans les années 80 : "La corruption est généralisée, comme le montrent les accointances du héros avec la police."  

Gatsby le magnifique, avec Robert Redford et Mia farrow (1974)

Gatsby le magnifique, avec Robert Redford et Mia farrow (1974)

2011-2012 : nouvelles traductions en France

En 2012 paraissent en France deux tomes consacrés aux œuvres de Fitzgerald dans la collection de la Pléiade, avec une nouvelle traduction de Gatsby le Magnifique, signée Philippe Jaworski.

"Je crois, comme Proust l’a si bien dit, que "tous les beaux livres  sont écrits dans une sorte de langue étrangère", nous a-t-il expliqué. C’est bien cette "langue étrangère", plutôt que l’anglais, qu’il s’agit de traduire, ou du moins de viser. Chez Fitzgerald, on l’entend (mais il y faut une écoute fine) dans telle image inattendue, tel déhanchement de la phrase, des effets d’accélération, de flou, une manière très particulière de faire respirer la syntaxe. Il est secrètement, mais obstinément, poète dans sa prose. Faire sentir cela — qui est à mes yeux essentiel — dans la langue de Descartes, est un exercice fort périlleux."

L'année précédente, chez P.O.L., autre maison d'édition du groupe Gallimard, Julie Wolkenstein s'était également attaquée à l'œuvre, mécontente des traductions précédentes et notamment de celle de Jacques Tournier, dans les années 70. "Je n'étais d'accord avec rien : ni la restitution des temps verbaux, ni le choix du tutoiement ou du vouvoiement - qui pose toujours problème, à partir du "you" anglais". Ni avec certaines tournures désuètes, qu'elle ne retrouve pas dans l'œuvre.

Elle se permet donc de traduire "son of bitch" par "enfoiré" plutôt que par "pauvre bougre", rapporte Le Point, sans crainte des critiques qui n'ont pas manqué (à commencer par celle de Frédéric Beigbeder, dans Le Figaro).

Mais c'est la traduction de Philippe Jaworski, reprise en 2012 en édition Folio, qui bénéficie en couverture de l'affiche du film, avec Leonardo DiCaprio en Gatsby.

De quoi doper les ventes auprès d'un public adolescent parfois réticent à cette lecture. Car, note Julie Wolkenstein, "curieusement, les élèves accrochent très peu sur Gatsby, alors qu'il y a quelque chose de très sentimental, de très fleur bleue, de très idéaliste dans l'histoire. Ça devrait pourtant leur parler, la sanction tragique de cette passion romantique, ou l’état d’ébriété des fêtes, très bien rendu. Mais malgré l'efficacité de la narration, cela reste aussi un texte très littéraire, très subtil, très elliptique".

2013 : Gatsby est-il soluble dans la 3D ?

Les fétichistes du roman retrouveront-ils la fêlure fitzgeraldienne dans la version cannoise 2013 ? Au vu de la bande-annonce, Julie Wolkenstein craint le pire ou le fou-rire, avec "ces fêtes en 3D"  qui "sonnent faux" comme des images de synthèse.

Fitzgerald est-il voué à rester incompris ? Il y a quelques mois, une autre romancière, Cécile Guibert, analysait dans Le Monde du 28 septembre 2012 son fatal destin :

"Réduit dès son sensationnel surgissement sur la scène des lettres américaines à ne figurer qu'un symptôme générationnel, une célébrité successful gaspillant son talent au bras de Zelda dans un tourbillon de fêtes et d'alcool, le prodige enterré de son vivant par ses (faux) amis n'a guère vu le jugement sur son œuvre modifié depuis. Comme quoi, si les auteurs meurent, le milieu littéraire demeure, auquel il faut ajouter les éberlués du cinéma, cet art 'mécanique et communautaire' qui, jugeait-il, 'ne peut plus refléter que la pensée la plus triviale, l'émotion la plus convenue'.

->  Gatsby, de Scott Fitzgerald (traduction et présentation : Julie Wolkenstein, GF, 4,90 euros).

->  Gatsby le Magnifique, traduit par Philippe Jaworski (Folio, 4,8 euros)