Aragon en drag-queen : la scène censurée dans un livre

"Le Vieux s’était fardé et fait les yeux en y collant des faux cils dégoulinant de Rimmel. Il avait abandonné le peignoir et troqué son slip pour un cache-sexe rouge  vif.  J’avais à présent devant moi une drag-queen." 

"Le Vieux", c’est Louis Aragon (1897-1982) tel que décrit dans un chapitre supprimé d'Aragon, la confusion des genres paru le 18 octobre chez Gallimard.

Le Canard Enchaîné révélait mercredi que cet essai signé d'un spécialiste du poète, Daniel Bougnoux, avait été amputé du récit de la scène sulfureuse. Selon le journal, l'éditeur "a biffé tout le chapitre au nom du droit moral que possèdent les héritiers du poète sur son genre".

Scène de drague avec Aragon

La vérité semble un brin plus complexe. Daniel Bougnoux travaille depuis des années chez Gallimard puisqu'il a dirigé la publication des Oeuvres romanesques d'Aragon dans La Pléiade (dont le cinquième tome vient de paraître).

Que raconte-t-il dans le chapitre contesté ? La façon dont il a été dragué à 29 ans par l'auteur du Fou d'Elsa dans "la chambre n° 15 de la résidence hôtel du Cap Brun, près de Toulon, par une chaude après-midi de juillet 1973."

BiblioObs publie le chapitre censuré

Comme il l'explique au site Nonfiction , l'essayiste estime avoir été censuré sur pression de l'exécuteur testamentaire d'Aragon, Jean Ristat. Pourquoi ? Parce qu'il a "vu autour du vieil Aragon des relations moins idylliques ou tranquilles que celles racontées par Ristat".

Daniel Bougnoux voulait achever sa publication des oeuvres d'Aragon dans la collection de la Pléiade. Il a donc accepté de se voir censuré par Gallimard... Quitte à révéler ensuite le coup de ciseaux et à laisser BiblioObs publier en intégrale le chapitre incriminé, désormais accessible à tous.

La facétie le fait rire : comment censurer à l'ère numérique ? Mais il excuse l'éditeur : Gallimard, dit-il, ne peut se brouiller avec Jean Ristat qui détient les droits des textes d'Aragon non encore publiés.

Le "vieux monsieur indigne"

Ce qui est sûr, c'est que l'homosexualité des dernières années d'Aragon n'a jamais été un mystère.

"Après la mort d'Elsa (Triolet, son épouse), il s'est réinventé lui-même", nous a dit Daniel Bougnoux. "C'était une stratégie de survie. Il a pris plaisir à s'afficher et à faire scandale, avec panache et brio, en vieux monsieur indigne. Il a aussi mené un combat de l'intérieur : il a fait bouger les lignes au parti communiste, qui a longtemps été un parti bigot et puritain, opposé à la pilule ou l'avortement." Louis Aragon est resté fidèle jusqu'à sa mort au PCF, auquel il avait adhéré en 1927.

Les trente ans de la mort d'Aragon

Voilà en tout cas une censure qui lance en beauté les festivités pour le trentième anniversaire de la mort de Louis Aragon, décédé le 24 décembre 1982, et sujet de multiples expositions, au siège du PCF, place du Colonel-Fabien, ou au 56 rue de Varenne, dans l'appartement parisien de l'écrivain.

Et voilà qui relance le débat cher à la ministre des Droits des femmes Najat Vallaud-Belkacem sur la nécessité -ou non- de signaler dans les manuels scolaires l'homosexualité des personnalités ayant marqué l'histoire de France ou celle de la littérature. Même si l'homosexualité tardive de l'auteur de Blanche ou l'oubli  ne pose guère problème (sauf à François-Marie Banier qui avait contesté, en 2009, avoir eu une liaison avec le vieux monsieur).

Les biographes à venir plancheront - ou pas - sur le sujet, et sur ses autres amours. Daniel Bougnoux affirme que jusqu'à la mort d'Elsa, le poète était "monogame". Après, l'ancien surréaliste s'est lâché sans se cacher.

Aragon, la confusion des genres de Daniel Bougnoux Gallimard (19,90 euros)

 

Publié par Anne Brigaudeau / Catégories : Actu / Étiquettes : Aragon