Liban : la fin de la "civilisation levantine" selon Amin Maalouf

Vue à travers le drapeau libanais, manifestation contre la Syrie de Bachar Al Assad, le 21 octobre 2012 (ANWAR AMRO / AFP)

Guerres, attentats comme celui qui a tué le chef des renseignements de la police libanaise, le 22 octobre... Le Liban n'en finira-t-il jamais d'être secoué par les convulsions du Proche-Orient ?

Dans Les désorientés paru cet automne chez GrassetAmin Maalouf revient sur la guerre du Liban  (1975-1990), cause de son exil en France. Dans ce roman qui ressemble souvent à une méditation, l'auteur, qui est né à Beyrouth il y a 63 ans, met en scène une bande d'amis qui avaient vingt ans à la veille de l'explosion de leur pays, au milieu des années 70.

La plupart sont partis, diaspora éclatée au quatre coins du monde. En Amérique, en Europe ou ailleurs, les jeunes Libanais idéalistes d'autrefois sont devenus scientifique, informaticien, écrivain, ingénieur ...

D'autres sont restés, choisissant si possible une vie normale, parfois la violence ou le retrait du monde. Une interrogation hante le roman : pourquoi cette explosion ? Pourquoi cette crispation sur les identités religieuses ? Le narrateur se souvient de son paradis perdu libanais :

"Pas de pire adversaire que nos identités subtiles"

"De ce lieu suspendu entre le littoral et la haute montagne, nous allions assister à la fin du monde. "Du monde" ? De notre monde en tout cas, de notre pays tel que nous l'avions connu. Et j'ose dire : de notre civilisation. La civilisation levantine. Une expression qui fait sourire les ignorants et grincer les dents aux tenants des barbaries triomphantes, aux adeptes des tribus arrogantes qui s'affrontent au nom du Dieu unique, et qui ne connaissent pas de pire adversaire que nos identités subtiles.

Mes amis appartenaient à toutes les confessions et chacun se faisait un devoir, une coquetterie, de railler la sienne, puis, gentiment, celle des autres. Nous étions l'ébauche de l'avenir, mais l'avenir sera resté à l'état d'ébauche. Chacun de nous allait se laisser reconduire, sous bonne garde, dans l'enclos de sa foi obligée. Nous nous proclamions voltairiens, camusiens, sartriens, nietszchéens ou surréalistes, nous sommes redevenus chrétiens, musulmans ou juifs, suivant des dénominations précises, un martyrologue abondant, et les pieuses détestations qui vont avec.

Nous étions jeunes, c'était l'aube de notre vie et c'était déjà le crépuscule. La guerre s'approchait. Elle rampait vers nous, comme un nuage radioactif : on ne pouvait plus l'arrêter, on pouvait tout juste s'enfuir. Certains d'entre nous n'ont jamais voulu l'appeler par son nom, mais c'était bien une guerre, "notre" guerre, celle qui, dans les livres d'histoire, porterait notre nom. Pour le reste du monde, un énième conflit local; pour nous, le déluge. Notre pays prenait l'eau, il commençait à se détraquer; nous allions découvrir, au fil des inondations, qu'il était difficilement réparable".

Un point de vue qui est celui de la bourgeoisie libanaise cultivée des années 70. Celle qui a eu les moyens de fuir la guerre et qui a donné à la France, via l'exil, un écrivain attachant, et un nouvel académicien. Du nom d'Amin Maalouf.

Les désorientés d'Amin Maalouf, Grasset, 22 euros