Selfie : mot de l'année à plus d'un titre.

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Ce blog parle des mots de l'actu, mais cette semaine, ce sont les mots qui font l'actu. Je vous parlerai bientôt des nouveaux mots de Larousse et Robert. Mais aujourd'hui, je veux vous parler du 10e Festival du mot, qui se tiendra du 28 mai au 1er juin à La Charité-sur-Loire (Nièvre) car pour ce festival, 98 000 internautes ont voté. Sur "selfie", leur choix s'est porté. Pour eux, c'est le mot de l'année.

Erik Orsenna, président du jury de ce festival, s'est montré quelque peu dubitatif sur ce choix en estimant que "ce qui est à la mode est déjà un peu démodé". Je pense au contraire que "selfie" est le mot le plus représentatif de notre époque. Déjà désigné en 2013 comme le mot de l'année par les dictionnaires d'Oxford, reconnu ensuite par le public français, ce terme remporte tous les suffrages à juste titre. Il est l'aboutissement suprême d'une tendance de fond à la mise en scène de soi qui trouve ses racines à la télé chez feu Pradel ou Delarue où les invités étaient déjà prêts à tout pour la célébrité, quitte à confesser leur impuissance sexuelle, jusqu'à la déferlante de selfies.

Aujourd'hui, avec les réseaux sociaux, tout le monde peut prétendre à cette célébrité. Smartphone en poche, chacun devient un agent de RP de lui-même en mettant en scène ses beaux enfants, ses belles vacances, ses bons petits plats, son beau profil auprès de son public : famille, "amis", collègues. Cette quête de reconnaissance s'est emparée de nous tous car elle est possible. On peut tous l'obtenir grâce à Facebook and co. Et ceux qui ne communiquent pas sur les réseaux sociaux ont dû étancher leur soif ailleurs, par un accomplissement quelconque qui remonte quand on les google. Leur ranking est assuré. On veut tous exister, s'immortaliser, laisser une trace numérique. "Vu sur Internet."

Le selfie est le symbole de cette quête inextinguible. Il consiste à se prendre soi-même en photo puis à poster le cliché sur les réseaux sociaux. C'est donc d'abord un autoportrait. Certains estiment d'ailleurs que les premiers selfies étaient les vieux daguerréotypes du XIXè, comme celui-ci, censé être l'ancêtre de tous les selfies (1839)

Le plus vieux selfie (1839)

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OK, mais les selfies actuels sont plus simples à prendre qu'à l'époque de Daguerre : on sort le smartphone, fonction caméra inversées, on zoome pleine face, et clic, selfie fini.

A force de voir se multiplier les portraits de soi, on a l'impression d'assister à une sorte de délire narcissique planétaire. Un narcissisme d'un nouveau type. Un narcissisme 2.0. Narcisse se mirait et s'admirait dans une mare, jusqu'à en mourir, désespéré de ne pouvoir saisir son image. Nous, nous nous mirons à travers les autres. Nous ne sommes beaux que si les autres nous ont validé. Chaque jour, des millions de petites pubs de soi entre amis sont échangés, des transactions de reconnaissance dont les indicateurs de performance sont comptabilisés, que ce soit par des likes, des pouces verts, ou des commentaires élogieux. "Trop belle ma chérie." "Je kiffe ta coupe." "t'es maaaaagnon". Notre miroir, c'est les autres.

C'est aussi un moyen de montrer qu'on y était. Comme ces personnes qui font des "check-in" (se géolocalisent) au musée ou à un bar branché plutôt qu'à la déchetterie du quartier, un selfie est un moyen d'immortaliser sa présence à un événement ou un lieu de qualité. Ainsi, voit-on les ministres du gouvernement français se faire des selfies à la Maison Blanche. Ainsi, le premier ministre du Danemark fait-il un selfie en l'humble compagnie de David Cameron et Barak Obama aux funérailles de Nelson Mandela. Ainsi, un astronaute japonais se prend-il en photo dans l'espace. Il a le vide sous lui. Il pense avant tout à sortir l'appareil photo. Normal. Le selfie est le grand moyen de dire : "I was there."

"Selfie" est le mot star des nouveaux mots liés à la mise en scène de soi. Mais il en existe plein d'autres. Dès qu'on les a inventé,  leur usage s'est avéré. Prenons à la volée "duckface" (faire la moue de Marylin Monroe quand elle envoie des baisers la bouche en cul de poule): une pose populaire raillée mais, au fond, admirée des plus jeunes. Chez les jeunes, il est capital d'avoir le "swag" (avoir la classe), de porter des fringues "stylées" pour faire le "beau gosse" sous peine de passer pour un "boloss" (un bouffon qui n'a pas de style). Le "twerk" est à la base une danse du postérieur qui fait la Une des cérémonies musicales, immitée partout sur des vidéos amateurs postées sur YouTube. Toujours dans l'apparence et la mise en scène de soi, deux nouveaux verbes sont aussi symptomatiques de notre époque : botoxer (se faire retoucher en amont) et photoshoper (se faire retoucher en aval, sur les photos). Actuellement, les mannequins viennent "au naturel" et sont maquillés en post-production, sous Photoshop. Bref, tout un vocabulaire de l'apparence est rentré dans notre vocabulaire et rentrera, qu'on le veuille ou non, dans les dictionnaires.

Erik Orsenna s'interroge sur "l'intérêt de se prendre en photo partout", et il est vrai qu'on pourrait détester cette époque qui passe son temps à se regarder le nombril et voue un culte à l'apparence. Mais on peut aussi se dire que ce n'est pas que ça, que le selfie se partage. Au moment de la prise de photo déjà, c'est un moment de complicité. On rit, on se tortille pour apparaître sur la photo de groupe prise à bout de bras. Et on la refait trois fois. Hahaha. Sur le plus célèbre des selfies aux Oscars 2013, ils sont huit (Kevin Spacey, Jennifer Lawrence, Jared Leto, Lupita Nyongo'o et son frère, Bradley Cooper, Channing Tatum, Angelina Jolie) et ils s'amusent comme des gamins !

Le selfie n'est pas qu'un autoportrait pour égo dilaté, c'est aussi un moment de joie partagée, un "narcissisme collectif".  Montrons-nous, y a que ça qui nous intéresse.

 

Publié par Alexandre des Isnards / Catégories : Non classé