Despentes au Goncourt, c'est bien... Mais ce n'est qu'un début!

King Kong théorie, de Virginie Despentes LisezGratuitementBon, je vais commencer par tout mettre sur la table : j'adore Virginie Despentes. J'ai lu Baise-moi quand j'avais 18 ans et je n'en suis toujours pas remise (nom de Déesse, on a le droit d'écrire ça! Et de l'écrire comme ça! Alors, tous, tous, tous les espoirs sont permis pour la vie). King King Théorie, son texte le plus radical, est ma bible, je m'en récite des passages par coeur quand j'arrive plus à respirer, à cause de l'ambiante puanteur sexiste qui refoule régulièrement des goulots de nos sociétés. Dans l'attente du troisième tome de Vernon Subutex, je suis quasiment en lecturum tremens.

J'adore Despentes aussi, parce qu'elle reste radicale, quoiqu'il arrive. Il semble que rien ne lui tourne la tête, rien ne lui fasse perdre pied, rien ne la corrompe. Elle publie chez Grasset, éditeur institutionnel s'il en est, elle est encensée par la presse, elle décroche le Renaudot, elle entre au jury du prix Femina, mais son style et sa façon d'être écrivaine sont les mêmes qu'à l'époque où on lui jetait des pierres sans l'avoir lue juste parce qu'un titre aussi vulgaire que ce Baise-moi, c'est tellement pas joli-joli-gracieux-tout-plein, sous la plume d'une femme ; la même qu'au temps où elle réalisait un film du même nom avec un budget dérisoire, et qu'on le lui censura (toujours) sans l'avoir vu parce qu'une poignée de réacs trouvait indécent que des femmes choisissent elles-mêmes de se montrer à poil et de parler crûment de cul et de violence, sans abandonner ce privilège aux seuls hommes pornocrates.

 

9a5474270b6b92f5396cb9234872b5fdMaintenant que Despentes est "débauchée" par le jury Goncourt, tout me porte à penser qu'elle ne changera non plus. Despentes l'a démontré : elle est libre et incorruptible. Et a toutes les raisons de le rester, puisque ça ne lui a pas interdit le succès. Et puisque le seul avantage d'avoir du succès finalement, c'est d'exercer l'infinie liberté d'être soi, sans crainte d'insulter l'avenir, sans s'obliger aux politesses hypocrites, sans compromissions.

Alors, mon premier réflexe, c'est le bond de joie. Enfin, le jury du Goncourt se fémininise, rajeunit et même se rock'n rollise. Je l'ai voulu, je l'ai réclamé, j'ai été exaucée. Et j'ai envie de croire que ça peut changer les choses pour ce prix qui jusqu'ici, rappelons-le n'a été décerné qu'à 11 femmes au cours de son histoire centenaire.

 

Mais. Mais, j'ai un mais. Pas un "mais" maussade. Un "mais" perplexe. D'abord, parce que, pour se féminiser, le Goncourt commence par déshabiller le Femina, qui avait eu avant lui la bonne idée d'intégrer cette auteure inattendue dans son Comité.

C'est un classique en matière de féminisation : vous me pardonnerez la peu littéraire comparaison, mais il se passe la même chose dans les grandes entreprises pour répondre aux exigences de la loi de quotas de femmes dans les conseils d'administration. On se dispute les femmes déjà en vue, plutôt que de "prendre le risque" d'en faire émerger de nouvelles dans la lumière. Et ça donne quoi ? Les mêmes femmes qu'on voit partout, qui finissent par lasser ou agacer et, parfois, par s'en prendre plein la tronche pour ça, parce qu'on les soupçonne d'avoir vraiment les dents qui rayent le parquet, d'être encore plus cumulardes que les mecs, de prendre tout le pouvoir pour elles et de n'en laisser que des miettes aux autres femmes.

reineComme si d'ailleurs, ce n'était qu'aux femmes de tendre la main aux femmes... L'idée commune étant qu'il est de leur seul ressort de faire avancer l'égalité, mais que finalement, humaines trop humaines, quand elles tirent leur épingle du jeu, elles deviennent les pires ennemies, les pires exploitatrices des autres femmes. Ce cliché porte même un nom, celui du Syndrome de la Reine des Abeilles.

Et quand en juin dernier, une étude de l'Université de Maryland révélait que lorsqu'une femme accède à un poste à hautes responsabilités et forte visibilité dans une organisation, les chances pour la suivante de gagner les mêmes galons chutent de 50%, commentateurs et commentatrices se sont jeté sur cette interprétation. Pas de doute : si, quand une femme prend le leadership ça freine les autres dans leur progression, c'est forcément parce que la première leur fout des bâtons dans les roues.

women & normsOui, mais non, ont dû rapidement re-préciser les auteur.es de l'étude : parce qu'en fait, ce qui se passe, c'est que le "bénéfice" attendu de la féminisation d'une institution, notamment en terme de communication, parait suffisant dès lors qu'on a mis une femme en visibilité. Alors, à quoi bon se casser le cul à mettre en avant d'autres femmes, si ça rapporte pas grand chose, voire que dalle? En d'autres termes, c'est pas la reine des abeilles qui veut rester toute seule sur son trône, c'est la bourdonnière toute entière qui se contente d'avoir sa femme d'exception, la bonne, la légitime, sans ressentir le besoin de s'encombrer d'autres Queens dans ses alvéoles royales.

Et puis c'est bien, les femmes d'exception. L'exception, par définition, c'est la rareté, la curiosité, un peu d'exotisme distrayant dans un monde cravaté en noir et blanc. D'ailleurs, c'est bien connu, la règle (du masculin qui l'emporte sur le féminin) a besoin de son contre-exemple pour se confirmer et se ré-ré-ré-affirmer.

 

Conclusion? Bravo, les Goncourt d'avoir enfin entendu l'appel réitéré (de l'association La Barbe en particulier) à vous féminiser. Mais si ça ne pouvait être qu'un début et que, dans un formidable élan d'audace, enfin, vous faisiez entrer d'autres auteurEs de talent dans vos rangs? On vous fait une liste ou on vous laisse vous plonger dans la somme fabuleuse de romans que vous recevez afin d'y trouver vous-mêmes, comme des grands, des écrivaines avec lesquelles vous aurez aussi envie de débattre de style, d'art de narrer et d'innovation littéraire? Moi, je prends le pari que si vous procédez comme ça, en vous donnant la peine de chercher des femmes qui méritent de compter dans votre cercle, non seulement vous en trouverez mais encore tout ce que vous risquerez, c'est l'embarras du choix.