Prostitution : lettre ouverte à "homme cool" pour qui "ça peut même revenir moins cher au final" que de séduire une femme

Cher "Homme cool",

Vous témoignez dans les colonnes du Monde daté d'hier sur votre expérience de client de prostituées. Dans une longue et prudente introduction, le journal précise que vous êtes loin d'être un paumé, que vous êtes plutôt quelqu'un de bien inséré et de possiblement privilégié (vous travailleriez "dans la finance, le marketing, l'informatique ou encore un service d'archives") ; et le journal salue en filigrane le grand courage qu'il vous aura fallu pour vous exprimer (quoique de façon anonyme).

Que l'on entende votre point de vue, pourquoi pas, sur le principe...

Avec d'autres hommes qui partagent votre goût pour les relations tarifées avec celles que vous préférez appeler des "escorts" (comme pour mieux vous positionner socialement parmi ceux qui consomment du luxe plutôt que du côté de ceux qui mangent, voyagent et/ou baisent "low-cost" et/ou comme pour mieux vous faire croire à vous-même que ces femmes "gagnent beaucoup d'argent", aiment ce qu'elles font et y "trouvent leur compte"), vous apportez des éléments de contradiction au débat sur un sujet sensible et tabou.

Sur le fond, admettons, il n'y a pas de raison, quand on échange sur un thème, de n'entendre qu'une parole, de ne regarder qu'un point de vue. Le vôtre n'est pas celui des féministes, qu'immanquablement, l'un de vos comparses accuse de "mélanger tout" (on s'étonne qu'il ne les ait pas qualifiées d'hystériques, au passage, pour la forme). Il n'est pas non plus celui d'une majorité de personnes que vous autres, clients à demi-assumés, considérez comme "hypocrites". Donc, en effet, il y a lieu, sur le principe, dans une enquête sur un fait de société auquel vous prenez part, de recueillir votre opinion.

Votre sens aiguisé de l'optimisation des coûts

Votre opinion, à vous qui aimez les "grandes brunes, peau mate de 1 m 75 avec ce qu'il faut" (comme sur un catalogue, où l'on a le choix de la couleur, des dimensions et des options), c'est que "ça peut même revenir moins cher au final" d'aller aux putes (pardon "aux escorts") que de "passer par la case drague, invitations aux diverses sorties (restaurant, cinéma, etc.) où ça peut se concrétiser par du vent".

Je ne sais pas si, dans la liste des professions citées dans le chapeau du papier, vous êtes le marketeur, le financier ou quelqu'autre, mais votre sens de l'optimisation des coûts doit certainement plaire à la direction achats de l'organisation pour laquelle vous bossez. Peut-être un peu moins au service des ressources humaines.

Peut-être aussi que personne n'a jusqu'ici pris le temps de vous expliquer qu'on n'achète pas des humains comme des boulons, un parc informatique ou du mobilier. Que même quand on achète une prestation intrinsèquement fondée sur le relationnel et très marquée par l'intuiti personae, comme du conseil, de la comm' ou de la formation et dès lors que le service commandé met des humains en interaction, on passe nécessairement pas les "cases" de la rencontre, de la mise en confiance, du dialogue, de l'échange, de l'adaptation aux contextes et aux contraintes de chacun-e avant d'obtenir des "livrables".

Et oui, toutes ces "cases" obligées représentent un "coût : c'est du temps (pas forcément de la perte de temps), c'est de l'énergie (pas forcément de la déperdition), c'est de l'écoute (pas forcément du bavardage), c'est de l'approfondissement et du retour sur soi, du questionnement et de la remise en cause de ses certitudes de départ.

Dans la colonne "rentrées", rien que "du vent", vraiment?

Une fois dit cela, votre approche par les coûts et la rentabilité est-elle seulement pertinente? Vous faites l'addition de ce que "la drague" chiffre dans la colonne "dépenses" de votre budget sexe ("invitations aux diverses sorties, restaurant, cinéma, etc.") et vous la placez en miroir de la "rentrée" espérée, en évaluant le risque de n'avoir que "du vent" à l'arrivée.

Est-ce à dire que vous ne prenez AUCUN plaisir à boire un verre, à dîner, à voir un film avec une femme qui vous plait? Qu'il n'y a dans tout cela AUCUNE valeur ajoutée pour vous? Que la seule "concrétisation" d'une relation avec l'autre que vous envisagez, c'est une éjaculation?

Là, vous me chagrinez. Ce n'est pas sur mon sort ni sur celui des femmes que vous n'estimez pas suffisamment intéressantes pour vous procurer du plaisir autrement que dans le seul acte sexuel à proprement parler, ni encore sur celui des femmes que vous payez pour qu'elles vous rendent un service sans trop bavarder, que j'ai envie de pleurer ici. C'est sur le vôtre, parce que je trouve que c'est d'une tristesse infinie, de n'avoir pas envie de connaître mieux ses contemporain-es, de ne pas être tenté-e de les approcher sous les angles divers et multiples de leurs charmes et de leur personnalité.

Je suis bien triste que, pour vous, tout ce qui fait la séduction, entre des humain-es, le fait de se chercher, de s'attendre, d'hésiter, de se retenir et d'au moment où l'on s'y sent prêt-e, se laisser aller, ne soit que "du vent". Ca sonne creux dans les coeurs, le vent...

Vous n'avez jamais vu une femme payer l'addition?

Je m'étonne aussi, et ce n'est pas si anecdotique, que vous partiez du principe que l'addition du restau et le prix du ticket de ciné, ce soit d'office à vous de le payer. Ne connaissez-vous pas de femmes qui invitent à leur tour? Toutes celles que vous avez croisées dans votre vie ont-elles exigé que vous dégainiez le chéquier ?

Ou avez-vous précédé cette intention de leur part, persuadé que vous êtes encore peut-être que la galanterie vous y obligeait ou que les femmes ont moins d'argent que les hommes ou bien encore qu'elles sont foncièrement vénales? Quels stéréotypes sur la nature féminine et la nature masculine vous auront convaincu que votre bourse est le premier de vos atouts pour plaire?

N'avez-vous pas envie de rencontrer des femmes financièrement indépendantes qui n'attendent pas de vous que vous les gâtiez et/ou leur promettiez implicitement de les entretenir pour engager une relation d'une heure, d'un jour, d'un mois ou d'une vie avec elles?

Avez-vous envie de rencontrer une femme indépendante?

 

D'ailleurs, avez-vous vraiment envie, vous qui semblez vous plaindre d'avoir à "payer" pour coucher (et donc, quitte à casquer, préférez le faire en connaissant le tarif d'avance et en ayant une garantie de retour sur investissement), avez-vous vraiment envie de connaître des femmes qui se fichent de votre argent?  Avez-vous vraiment envie de rencontrer des femmes indépendantes, qui n'ont pas besoin de vous pour s'offrir une bonne table, une toile ou un bijou quand ça leur chante ; et qui si elles dînent avec vous ne le font pas parce qu'elles crèvent de faim, mais parce qu'elles espèrent passer un bon moment ? Des femmes qui ne vous doivent rien, parce qu'elles ne dépendent pas de vous pour se nourrir et/ou se faire plaisir. Des femmes qui gardent à tout instant, l'absolue liberté de consentir ou non, à une relation avec vous, de s'y engager ou de s'en défaire, parce qu'elles ne seront pas à la rue sans votre fric?

Ou bien, ne pouvez-vous en aucun cas envisager de prendre votre pied avec une femme que votre argent, qui semble vous donner tant de pouvoir, n'intéresse pas du tout? Préférez-vous croire, dans un schéma patriarcal au possible, qu'il n'y a que deux sortes de femmes, celles qu'on paie en billets craquants pour un orgasme et celles qu'on paie en nature pour vivre avec et bénéficier de tous les conforts du foyer? N'imaginez-vous qu'un champ des possibles de la relation réduit au choix entre coup excitant au forfait et engagement sur abonnement emmerdant à souhait?

Si "cool" que ça, le client emprisonné dans tant de préjugés sur les femmes comme sur lui-même?

Cher "homme cool", vous ne m'apparaissez décidément pas si cool que ça.

Sous vos airs de gars libéré qui sait ce qu'il veut sans complexes et annonce vouloir s'ouvrir en "rencontrant des styles de femmes que vous n'auriez jamais pu côtoyer dans votre quotidien ", vous semblez parler bien plus fort de toutes les barrières, de toutes les contraintes, de toutes les interdictions qui vous sont faites (ou que vous vous imaginez) de fréquenter l'autre sexe.

Vous devriez peut-être tenter de sortir des geôles que tant de préjugés sur ce que sont et ce que veulent les femmes ont refermées autour de vous, pour aller vraiment à leur rencontre, pour vous laisser surprendre par tout ce qu'elles n'ont pas de caricaturale et de prévisible selon vous. Vous gagneriez aussi à sortir des préjugés sur vous-même et sur ce que vous pouvez apporter à une femme. Je l'espère pour vous, bien plus que de l'argent.

Oui, bien sûr, dépasser ses préjugés, ça exige un petit effort, sinon un coût. C'est celui de considérer l'individu avant son appartenance à un genre, de le traiter en tant que personne au lieu de l'appréhender comme une fonction et de voir la relation comme une construction faite d'inattendu et d'émerveillement, au lieu de la concevoir comme un passage obligé pour accéder à un objectif unique et restreint.

Pour filer votre métaphore pécuniaire, vous verrez cependant que si la démarche en coûte un peu (comme toutes celles qui amènent à changer de regard), ce "prix" n'est rien à côté de tout l'enrichissement offert.