Quota de dirigeantes : les femmes ont-elle vraiment "forcé la porte des conseils d'administration"?

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Anne Lauvergeon

Hier, à l'heure où Najat Vallaud-Belkacem présentait son projet de loi-cadre sur l'égalité professionnelle, Le Figaro titrait "les femmes ont forcé la porte des conseils d'administration".

En matière de journalisme, il y a les faits... Et la manière de les rapporter. Le fond et la forme, en somme. Nos professeur-es de français au lycée nous répétaient à l'envi qu'il ne faut jamais, au grand jamais, les séparer dans l'analyse du texte, tant l'un éclaire l'autre, et vice versa.

Les conseils d'administration, ces clubs d'hommes traditionnellement ultra-fermés

Reprenons par les faits, tout de même, histoire de resituer le débat.

Les faits, c'est que les conseils d'administration des entreprises du CAC 40 sont longtemps restés des clubs masculins très fermés où les femmes n'étaient pas invitées, ou alors seulement en début de réunion, à venir servir le café.

Des femmes pour siéger, on en aurait bien accueilli, ont longtemps affirmé les dirigeants, mais c'était bien ballot, on n'en trouvait pas. Peut-être qu'on n'avait pas assez bien cherché.

Des quotas? Pouaaaah!

Marie-Jo Zimmermann

Marie-Jo Zimmermann

Aussi, afin de mettre les patrons sur la piste des femmes capables d'administrer avec eux les grands groupes français, le législateur, en la personne de la députée UMP Marie-Jo Zimmermann, a eu une idée : imposer un quota.

Ouh la la! En France, on n'aime pas ça, les quotas! Ca fait "discrimination positive", ça fait américain et puis quelle femme a vraiment envie d'être choisie pour remplir le quota plutôt que pour ses compétences avérées?

De la notion de "femme quota"

 

L'argument des "femmes quotas", il est bien commode, parce qu'il rend les femmes elles-mêmes rétives à la disposition qui les favorise. Il n'est pas immédiatement flatteur, admettons-le. Pourtant, il repose lui-même sur un a priori sexiste : celui qui suppose les femmes par définition moins compétentes que les hommes, sans quoi, évidemment, elles se feraient naturellement remarquer sans qu'il y ait besoin d'un dispositif dédié pour les amener aux responsabilités.

La rhétorique est d'une mauvaise foi caractérisée, tant elle joue de feinte naïveté sur les conditions et les critères d'accès aux plus hautes responsabilités dans l'entreprise. C'est effectivement faire comme si seule la compétence entrait en ligne de compte dans la décision d'intégrer un nouveau membre dans un cercle aussi restreint qu'un grand conseil d'administration. Le réseau, la cooptation, le goût de l'entre-soi, l'auto-référence à ses conceptions propres de la gouvernance, il est bien connu que ça n'existe pas dans ces milieux-là!

Tous les conseils d'administration du CAC 40 comptent désormais au moins une femme. On crie "hourrah"?

Reste que la loi Copé-Zimmermann a, malgré les réticences des un-es et des autres, été adoptée.

Voici donc qu'elle commence à produire ses effets : tous les conseils d'administration du CAC 40 comptent désormais au moins une femme. Au total, les femmes représentent aujourd'hui 24,3 % des effectifs d'administrateurs.

"Pousse-toi de l'là que j'm'y mette"?

 

166_127062237623Un "chiffre magique" (ah?) qui fait donc dire au Figaro que "les femmes ont forcé la porte des conseils d'administration". Ah bon? Il y a eu braquage? Depuis le temps que le quotidien nous dit et nous répète qu'on vit dans un terrifiant climat d'insécurité!

On les imagine volontiers, ces Bernadette Chirac, Anne Lauvergeon ou Monique Cohen, en tenue de Calamity Jane, faisant sauter d'un coup d'épaule autoritaire les verrous du saloon présidentiel d'un building d'affaires avant d'aller poser un pistolet sur la tempe d'un gentil petit administrateur à lunettes en lui beuglant "Pousse-toi d'là que j'm'y mette".

La féminisation des conseils d'administration, une "réalité" qui mérite qu'on s'y arrête

La réalité n'est pas tout à fait celle-là, si on s'y arrête.

La réalité, c'est que les femmes, même davantage présentes dans les conseils d'administration y restent le plus souvent isolées, à une, deux ou trois contre 10, 15 ou 20 collègues masculins. Et que cet isolement n'est pas pour valoriser leur différence, mais plutôt pour en faire une curiosité, voire un motif de fierté à bon prix pour ceux qui les acceptent en leur sein. "Hé! Hé! Devine quoi ? On a une femme! On en est même très contents!"

La réalité, c'est encore que seul un conseil d'administration du CAC 40, celui de Publicis pour ne pas le nommer, est parfaitement paritaire et que seulement deux autres (Technip et Accor) ont atteint le seuil de 40% attendu à l'horizon 2017.

Le "cumul", cet artifice bien utile pour contourner l'intention du dispositif législatif

 

Anne-Marie_Idrac_AFII_2008-10-15

Anne-Marie Idrac

La réalité, c'est enfin que la féminisation affichée des conseils d'administration s'opère surtout à travers un utile artifice : le cumul des mandats.

En effet, il n'y a pas tant un accroissement de la population des administratrices que des nominations de femmes déjà administratrices d'un grand groupe dans le conseil d'un ou plusieurs autres grands groupes.

Une Anne-Marie Idrac exerce aujourd'hui quatre mandats (et aurait reçu l'an passé, selon L'express, "une dizaine de propositions"), une Anne Lauvergeon ou une Colette Lewiner en comptent trois.

En d'autres termes, il n'y a pas, ou peu, de nouvelles têtes féminines au sommet des grandes entreprises françaises. Quand on a besoin d'une femme pour atteindre son quota, on joue la sécurité en préférant celle que d'autres ont déjà adoubée plutôt qu'en offrant à une femme à haut potentiel l'occasion de démontrer ses qualités de leader...

Alors, si la loi Copé-Zimmermann doit être questionnée, ce n'est sans doute pas sur son bien-fondé mais plutôt sur son efficacité, et à travers elle sur la compatibilité de son intention avec l'autorisation, qu'on soit homme ou femme, d'additionner les mandats sociaux à l'infini ou presque...

Seule une restriction du cumul semble pourtant à même de favoriser réellement le renouvellement et la mixité. Ce qui vaut pour la gouvernance des entreprises vaut d'ailleurs aussi pour la vie politique...