La "femme a la tête de..." a-t-elle un prénom, un nom et une légitimité?

Ca ne laisse de me surprendre : presqu'à chaque fois qu'une personne de genre féminin accomplit un acte héroïque, accède à un poste élevé, se lance dans un projet d'envergure ou tout simplement se fait remarquer dans un domaine de compétences que l'on estime plutôt réservé aux hommes, elle perd ses prénoms et noms pour devenir "une femme".

1934929Quand Carole Couvert devient présidente du principal syndicat de cadres, les médias titrent "une femme à la tête de la CGC", quand Cécile Kyenge devient ministre en Italie, on titre "Une femme noire au gouvernement italien", quand Alondra de la Parra, chèfe d'orchestre surdouée  se voit confier la responsabilité de l'orchestre national de Toulouse, on titre "une femme à la tête de l'Orchestre au Capitole", quand Edmée Betancourt est nommée chèfe de la Banque Centrale du Venezuela, on titre "Une femme comme banquier central au sein d'un gouvernement atypique", quand la cosmonaute Elena Serova se prépare durement pour un voyage dans l'espace, on titre "Russie : une femme dans l'espace en 2014"... Ces exemples, choisis dans l'actualité récente, ne sont qu'un tout petit échantillon parmi les milliers d'annonce de ce type.

"Bonjour, voici une femme..."

Vous estimerez peut-être que je cherche la petite bête et que je vois le mal partout, y compris sous la plume de celles et ceux qui, de bonne volonté, font l'effort de parler de ces femmes qui s'accomplissent et expriment leur leadership. Sauf que, même si l'intention est apparemment louable, le traitement de l'information pose de vraies questions.

D'abord, ce n'est pas vraiment une manière de faire les présentations : imaginez que vous arriviez quelque part, dans une nouvelle entreprise par exemple, et qu'au lieu de vous introduire auprès de vos collaborateurs et collaboratrices d'un "Bonjour, voici Marie Donzel, elle va se charger pour nous de telle mission" on dise "Bonjour, voici une femme" (comme c'est exotique!).

C'est non seulement incongru, mais encore pas très poli pour la personne réduite à son identité de genre et privée des critères de son individualité, mais c'est surtout franchement sexiste. Car c'est insister de façon implicite, mais néanmoins appuyée, sur ce qu'il y a d'exceptionnel, d'atypique, voire d'étrange à placer une personne de genre féminin là où ne l'attend pas. C'est exactement ce qui se joue : on fait comprendre à cette personne qu'on ne l'attend pas là, qu'elle arrive avec une particularité déconcertante dans l'univers où elle s'insère. De là à dire qu'elle n'y est qu'à moitié la bienvenue ou qu'à tout le moins sa présence demande un effort d'acceptation de ce qu'elle représente avant de pouvoir la considérer en tant qu'individu, il n'y a qu'un pas.

Le terreau du "complexe d'imposture"

C'est précisément ce sentiment de n'être pas attendue et d'être perçue avant tout comme une femme et non comme une personne compétente et légitime, qui préside au "complexe d'imposture" qu'évoque une immense majorité de femmes ayant accédé aux responsabilités.

Elles disent de façon poignante combien elles ne se sentent jamais tout à fait à leur place, combien elles ont doivent déployer d'énergie pour convaincre les autres (et parfois se re-convaincre elles-mêmes) que toute femme soient-elles, elles ont aussi une personnalité unique, des talents spécifiques (propres à elles-mêmes et non à leur genre) et des capacités à se surpasser (qui n'ont a priori pas de sexe).

Insatisfaisantes parades : "faire oublier" qu'on est une femme... Ou se comporter "comme" une femme

017E00D705666744-c1-photo-382x215-041303019Pour trouver la parade, certaines choisissent de faire "oublier" qu'elles sont une femme. Ce sont celles dont on dit qu'elles se comportent "comme des mecs", voire "pire que des mecs" et qui suscitent un mépris flagrant, quand ce n'est pas une hostilité ouverte, chez les hommes comme chez les femmes (la gagnante de la dernière édition de Top Chef, Naoëlle d'Hainaut, bashée dans les largeurs sur les réseaux sociaux, est un exemple récent de ces femmes qui font les frais de l'agressivité réservée à celles qui font preuve d'autorité, de détermination et n'y mettent pas forcément les formes).

D'autres s'efforcent de se comporter en toutes circonstances comme on l'attend d'une femme, puisqu'il leur est clairement signifié dès le démarrage que c'est en tant que femme qu'elles ont été nommées et donc en tant que femme qu'elles seront évaluées et jugées. Elles se sentent obligées de se conformer plus ou moins aux stéréotypes féminins de la douceur, de la sensibilité, de l'esprit de conciliation et jonglent comme elles peuvent avec l'expression concomitante de leur ambition et de leur détermination et celle de la "féminité" stéréotypée.

Elles sont alors en permanence retenues par la prudence, pour ne pas dire la crainte de déplaire et décevoir, et au final de s'attirer une antipathie qui non seulement leur vaudra des bâtons dans la roue, mais pourrait aussi jouer en défaveur de toutes les autres femmes aspirant à de mêmes responsabilités qu'elles. Car en plus des responsabilités professionnelles qui leur ont été confiées, il leur semble qu'elles doivent aussi endosser la responsabilité symbolique de l'image positive de toutes les autres femmes. Si la "femme à la tête de..." tend un miroir pas complètement valorisant de la féminité au pouvoir, ce serait à en décourager même les meilleures volontés de donner une chance aux femmes dans leur ensemble?

Les deux parades sont aussi insatisfaisantes l'une que l'autre : que l'on fasse le choix de s'opposer ou d'adhérer au modèle de la féminité, on reste contrainte de se positionner par rapport à celui-ci. Sans s'autoriser à être pleinement soi et à déployer tout son potentiel sans s'encombrer d'une différence qui n'en est pas vraiment une, si on considère qu'elle est partagée par la moitié de l'humanité.

Ce qui fait l'exception, ce n'est pas le genre, c'est la personne !

Une femme patronne, une femme présidente, une femme chèfe (d'orchestre, d'entreprise, de caserne de pompiers ou autre...), une femme dans l'espace, ça n'a rien d'exceptionnel en soi. Il devrait normalement y avoir une chance sur deux pour que ce soit le cas.

Ce qui fait l'exception, c'est la personne. C'est ce qu'elle a à apporter et ce qu'elle va accomplir. L'exception, c'est ce que chacun-e de nous est pour les autres : une personne unique que ni son genre, ni ses origines ni sa couleur de peau, ni son orientation sexuelle ne doivent jamais contraindre à incarner à une catégorie qu'elle n'a pas délibérément choisie de représenter.