Pourquoi j'ai du mal à entendre : "Si les aides familiales baissent, j'arrête de bosser"

Suite à la proposition de deux parlementaires socialistes de revoir le dispositif de la Paje (Prestation d'accueil du jeune enfant) et en particulier les conditions de l'attribution aux ménages les plus aisés du complément de libre choix du mode de garde, on entend de nouveau parler de "femmes qui n'auraient pas intérêt" à travailler si une trop large part de leur salaire devait filer dans la poche de la nounou, sans qu'une aide sociale ne vienne compenser la perte de pouvoir d'achat induite.

J'avoue, j'ai du mal avec ce discours.

Passons sur la manière toujours un peu maladroite avec laquelle la gauche aime à taper sur "les ménages aisés", en témoignent les formules radicales et stigmatisantes du député Gérard Bapt. On a toujours un peu envie de leur rappeler, à nos ami-es socialistes, que gagner de l'argent et avoir envie de vivre dans le confort, ce n'est pas sale, ce n'est pas traître et que c'est même plutôt mérité quand on se donne du mal pour ça.

Mais bon. Tâchons de surmonter la richophobie électoraliste de quelques-un-es et allons voir un peu ce qui se joue dans la réaction de celles qui se disent prêtes à larguer leur job pour faire elles-mêmes celui de l'assistant-e maternel-le au cas où leurs allocs seraient revues à la baisse.

Pourquoi c'est Madame qui se sent visée ?

Quand on met en discussion les allocs, c'est bizarrement toujours Madame qui se sent visée. Pourquoi ?

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La réponse la plus immédiate est : parce qu'elle gagne moins que Monsieur. Ce qui fait que si l'un des deux doit arrêter de travailler, il est plus "logique" et plus "rentable" de renoncer au plus petit salaire du ménage.

A mon sens, ce n'est cependant pas seulement une affaire de comptabilité ménagère : si Madame se sent visée, c'est parce qu'il lui semble acquis, comme ça l'est dans l'imaginaire collectif, que la garde des enfants (et plus généralement le domaine de la parentalité) est son problème avant d'être celui de Monsieur. Il y a aussi là-dedans des reliefs persistants de l'idée que travailler est une sorte d'option (plus ou moins interchangeable avec celle de la maternité) pour les femmes, avant d'être une nécessité.

Travailler est une nécessité

ɴLCaptionBprolutionionOr, travailler est une nécessité, pour les hommes comme pour les femmes.

Là encore, c'est une nécessité matérielle, devenue immédiatement lisible à présent que les formes de la famille sont recomposées et que divorces et monoparentalité sont monnaie courante dans nos sociétés. Oui, les femmes ont besoin de leur indépendance financière et celles qui se demandent si c'est bien "rentable" à l'échelle de leur ménage de continuer à travailler feraient bien de s'en inquiéter. Non seulement au cas où leur couple venait à se défaire, mais aussi quand la vie conjugale est au beau fixe, ne serait-ce que pour ne pas avoir à réclamer la carte bancaire de Monsieur à chaque fois qu'elles ont besoin ou envie de dépenser.

Mais nous avons aussi besoin de travailler parce que le travail est la première des activités sociales et qu'elle s'exerce généralement dans l'espace public. C'est le travail qui nous permet prioritairement d'être visibles dans la sphère sociale et de participer activement au collectif. Oui, je sais, il y a aussi le cours de yoga, le café entre mamans à la sortie de l'école et l'asso de lutte contre l'illettrisme pour voir des gens et pour exister.

Sauf que le travail, c'est le lieu de la participation au groupe mais c'est aussi le lieu de la rémunération de l'effort et des compétences, de la progression individuelle, de la révélation de son potentiel à soi et éventuellement de l'accès aux responsabilités. Non, tout le monde n'a pas la chance de faire carrière. Mais que des femmes qui en ont les moyens (diplômes, expérience, énergie, créativité, force de conviction) y renoncent au nom de petits calculs qui, effectivement, ont moins de sens dans le cas de "ménages aisés" que dans le cas de familles précaires, ça me laisse un peu songeuse.

Comment se fait-il que des femmes qui se sont battues pour étudier, pour trouver du travail et pour évoluer en viennent à penser que tout ça ne vaut pas plus cher que quelques centaines d'euros par an dont le gouvernement menace de les priver ? Comment peuvent-elles défendre l'idée que ce serait plus "intéressant" pour elles de travailler gratuitement à la maison (car oui, garder ses enfants et tenir son foyer, c'est un vrai boulot, quoique non rémunéré et absent du calcul du PIB) plutôt que pour un salaire (certes insuffisant et c'est le véritable enjeu) à l'extérieur ?

Chacune fait bien ce qu'elle veut

1743937-1Cela dit, chacune fait bien comme elle veut. C'est aussi vrai pour Rachida Dati, qui passa de la salle d'accouchement à son bureau au ministère sans repasser par la casa (et que j'ai toujours défendue pour cette décision qui lui appartenait et ne méritait en aucun cas qu'on lui jetât des pierres), que pour les femmes qui font le choix de passer plus de temps avec leurs enfants au square que dans l'open space de leur boîte.

Nous y voilà : la question qui se pose est précisément celle du choix. Or, quand des femmes disent "avec moins d'aides à la garde, je n'ai plus intérêt à bosser", je n'entends pas tant parler de choix, de volonté ou de désir, que d'arbitrage, de petits arrangements avec la raison, voire de renoncement.

Je n'entends pas : "J'aime mon boulot et je veux, oui, je veux pouvoir continuer à le faire dans de bonnes conditions." Je n'entends pas : "Et si je me remuais avec les collègues pour convaincre le patron de prendre de vraies mesures d'égalité professionnelle et d'articulation des temps de vie, afin de pouvoir avoir vraiment le choix, justement de travailler et de partager la parentalité plus équitablement avec mon conjoint ?"

J'entends : "Eh ben, tant pis."

D'ailleurs, ce qui m'attriste vraiment, c'est que c'est plutôt "tant pis pour moi" que "tant pis pour la société qui se passera de mes talents". Comme si les femmes qui font ce raisonnement oubliaient qu'elles sont sans doute utiles et indispensables à leur entreprise et partant, à la société tout entière.

Faut-il subventionner le travail des femmes ?

J'entends aussi : "Ce que mon employeur ne me donne pas (un salaire équivalent à celui d'un homme au même niveau de responsabilité, un dispositif d'accompagnement de la parentalité en entreprise...), c'est à l'Etat de le compenser."

© jacmeL'association systématiquement faite entre emploi féminin et aides publiques à la garde d'enfants est hautement révélatrice de l'idée qu'on continue à se faire des femmes et de la façon dont il faut les "aider" à exister socialement : à travers des subventions déguisées. Et là, je ne sais pas pourquoi, mais je me sens un peu comme une vache allaitante primée par la PAC : faites-en des quantités, on jettera à la poubelle le surplus s'il le faut. Et puis le jour où il faudra réformer les budgets et contracter les dépenses, on réduira le cheptel, voilà tout.

Pourtant, je ne suis pas hostile par principe aux programmes volontaristes d'accompagnement de l'égalité femmes/hommes, bien au contraire. Et je crois plus que tout au travail des femmes pour réaliser cet objectif. Sauf que quitte à "aider" l'insertion professionnelle des femmes et l'égalité professionnelle, je préfère qu'on travaille à convaincre les femmes elles-mêmes, pour commencer, que leur travail n'est pas un luxe (ni pour elles ni pour la société) mais que c'est une vraie valeur ajoutée dont on ne peut pas se passer. Il faut aussi en convaincre les DRH et les dirigeant-es.

url-17Aussi, quitte à adopter des mesures volontaristes en faveur des femmes dans le monde professionnel, mon choix se porte définitivement sur celles qui promeuvent le leadership au féminin, celles qui offrent aux femmes de potentiel la carrière qu'elles méritent, celles qui permettent de concevoir des parcours moins linéaires que ceux que la culture (plutôt masculine) du monde des dirigeants impose, celles qui donnent envie aux femmes de réussir et de ne plus jamais avoir à se poser la question de "l'intérêt" de travailler ou pas.

Oui, oui, c'est ça, vous avez bien compris : je parle, entre autres, de ce qu'on nomme à la hâte "les quotas" de femmes dans les instances de représentation et de décision. Je parle encore de soutenir fortement l'égalité salariale et professionnelle, au sein du milieu professionnel et non par des aides publiques réservées aux salarié-es-parents (les femmes non-mères sont elles aussi victimes de discrimination, by the way). Je parle de promouvoir les femmes qui travaillent et désirent progresser, pour qu'elles n'aient jamais plus le sentiment que ce sera "tant pis" si elles retournent au bercail. Je veux qu'on les retienne dans le monde du travail avec quelque chose de plus fort, de plus prometteur, de plus valorisant (et de plus rémunérateur) que quelques centaines d'euros versés par la CAF.

Je n'ai pas besoin d'être "assistée" pour avoir "intérêt" à travailler

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Car en fait, je n'ai pas besoin d'être assistée pour avoir "intérêt" à travailler.

L'intérêt de mon travail, je le connais. C'est celui de l'argent que je gagne, qui est le mien, que je me dois, qui m'appartient et ne vaut ni plus ni moins que celui de mon conjoint. L'intérêt de mon travail, c'est aussi d'apprendre tous les jours, de faire incessamment de nouvelles rencontres et de nouvelles découvertes. C'est encore la fierté de me donner les moyens de faire des choses qui ont du sens pour moi. C'est enfin celui de me sentir grandir et me renouveler, en tâchant de me dépasser chaque fois que j'en ai l'occasion.

En revanche, j'ai besoin que la société tienne pour définitivement acquis que je travaille, sans que ce soit sujet à débat, même si en effet, ça représente toujours un "coût" de travailler, coût en temps, coût en énergie et coûts financiers (garde d'enfants, transports...). Ce que j'attends de la société, ce n'est pas qu'elle endosse ce coût à ma place à renforts de subventions, c'est qu'elle me mette à égalité des hommes dans les moyens de l'assumer, ce coût. Et pour cela, qu'elle croie en moi, qu'elle respecte et valorise mon ambition, qu'elle ne me replace pas en permanence en situation de devoir éternellement prouver que je suis compétente et que je mérite ma place, qu'elle me fasse confiance et ne résiste pas à me donner ma chance, même si ça doit passer par des dispositions qui heurtent davantage les mentalités que l'octroi d'une aide familialiste.