Viol : nous réclamons "le droit à l'imprudence"!

Le 16 décembre dernier, Jyoti Singh, une étudiante indienne de 23 ans était violée et sauvagement assassinée par six hommes ivres dans un autobus. Un crime odieux qui soulève depuis un véritable réveil du féminisme dans ce pays et entraîne une vague d'indignation internationale sur la condition féminine en Inde. Où l'on apprend à l'occasion que les crimes sexuels ont augmenté de 678% depuis 1971 dans ce pays (in Le Monde). Débordés par l'ampleur de la réaction, les responsables politiques locaux interrogent les causes de ce phénomène et désignent des coupables.

Pas les hommes qui ont violé. Pas le chauffeur de bus qui a couvert. Pas la vieille loi coloniale qui fait obligation aux victimes d'agression sexuelle de prouver non seulement qu'elles ont été attaquées mais encore qu'elles ont fait ce qu'il fallait pour se défendre ; une loi qui rend la condamnation d'un viol si improbable qu'elle offre à l'agresseur un véritable droit de tirage (!) en même temps qu'elle achève de décourager les victimes de porter plainte. Pas non plus les structures sociétales et mentales ultra-hiérarchisées d'une culture qui ordonne la place de chaque individu et fait de la femme un être d'essence inférieur, dont on peut même se passer de la venue au monde "grâce à" l'avortement sélectif.

Non, le vrai grand coupable de la recrudescence spectaculaire des agressions sexuelles en Inde, c'est... La diffusion de la culture occidentale, déclare le leader nationaliste Mohan Bhagwat.

Par culture occidentale, entendez nouveaux modes de vie qui donnent aux femmes le goût et l'envie de s'habiller comme elles veulent, de lâcher  leurs cheveux, de sortir de jour et de nuit, pour travailler mais aussi pour s'amuser, de se comporter moins discrètement et moins sagement que les traditions culturelles du pays l'exigeraient. Alors, il faut bien les comprendre les hommes : cette visibilité nouvelle et désinvolte des femmes dans l'espace public, c'est un peu comme un carton d'invitation à un open bar après des années de prohibition. C'est humain, non? Humain, peut-être pas. Humainement masculin, c'est que semblent dire les dirigeants indiens qui renvoient aux femmes la responsabilité de ne pas se rendre trop "tentantes".

Aussi, la recommandation des familles et des autorités indiennes aux femmes est-elle de remballer leurs jambes et leurs cheveux et de renouer avec des comportements plus en phase avec les attentes à l'égard des femmes d'une société masculino-centrée, c'est-à-dire des comportements plus discrets, moins "invitants",  voire de rester carrément chez elles, si elles le peuvent, surtout le soir.

Faut-il aller jusqu'en Inde pour constater cette injonction faite aux femmes d'assumer le risque de l'agression sexuelle et de prendre éventuellement les mesures qui s'imposent pour ne pas "provoquer" le viol?

Je me souviens du temps où j'étais étudiante, et où n'ayant pas les moyens de m'offrir un taxi, je prenais la précaution d'enfiler un pantalon sobre plutôt qu'une robe seyante les jours où je savais que je rentrerais à une heure tardive. Je me souviens d'avoir à cette même époque adopté le réflexe de rabattre la capuche de mon blouson sur mes cheveux alors blonds, trop voyants dans la nuit, pour ne pas attirer l'attention. Je me souviens d'avoir marché la nuit sur la pointe des pieds dans les rues désertes pour que le bruit de mes talons ne trahisse pas ma présence ni le fait que j'étais mal équipée pour courir, au cas où. Je me souviens d'avoir eu peur plus souvent qu'à mon tour en me trouvant seule dans la rue, la nuit. Et quand cette peur m'attrape encore par le col, comme un vilaine main glacée sur ma nuque, alors que j'ai mis temps d'années à prendre confiance en ma capacité à me défendre, je suis en rage.

Quand je me surprends à baisser le regard en croisant des hommes dans la rue, de nuit ou parfois même de jour, je m'en veux. Je m'en veux deux fois, une fois de n'être pas toujours suffisamment "prudente", de me trouver là où je ne devrais rien avoir à faire à cette heure-ci et je m'en veux une deuxième fois d'avoir peur et de culpabiliser de cette peur, dans l'exercice d'une liberté des plus simples, celle de circuler où je veux, à l'horaire que je veux et dans la tenue dans mon choix. La crainte d'être trop voyante, trop suggestive, et celle de prendre le risque de susciter une pulsion prédatrice chez un homme est une entrave à la liberté réelle des femmes.

Quoique les femmes aient statistiquement plus de "chances" d'être violées chez elles, par un conjoint ou un proche, elles emportent partout avec elles la peur d'être agressées et partant, la responsabilité de faire ce qu'il faut pour ne pas l'être.  Le devoir de prudence que les femmes s'imposent et qu'elles transmettent à leur fille (Ne rentre pas trop tard! Fais-toi raccompagner! Ne reste pas seule! Prends un taxi! Ne sors pas habillée comme ça! Pense au signe que ta jupe courte et ton rouge à lèvres renvoient!) entretient et perpétue le sentiment que nous avons d'être par avance co-responsables, voire complices, des agressions dont nous pourrions faire l'objet.

Les femmes de l'association indienne des femmes progressistes le disent plus haut et plus fort que les femmes occidentales ne l'ont jamais osé : ""Nous sommes ici pour dire que les femmes ont tous les droits d'être aventureuses. Nous serons imprudentes. Nous serons inconscientes. Nous ne ferons rien pour notre sécurité. N'osez pas nous dire comment nous habiller, à quelle heure du jour ou de la nuit sortir, comment marcher, ou de combien d'escortes nous avons besoin." Alors, oui, avec elles, je réclame le même droit à l'imprudence, pour les femmes du monde entier, même celles du monde occidental : je réclame le bon droit d'être court vêtue et franchement décolletée, attirante et même aguichante si ça me chante, sans pourtant perdre une once de mes libertés : celle d'être en sécurité et celle de rester en toutes circonstances et en tout instant seule maîtresse de mon consentement.

À Delhi comme à Paris, ce n'est pas aux femmes de se faire discrètes, voire invisibles, pour être respectées et se sentir en sécurité. C'est aux hommes d'admettre qu'elles ont pleinement leur place dans l'espace public, même de nuit, même là où on ne les attend pas, même sans chaperon, même sans avoir besoin de se déplacer en bande. C'est aux hommes de supporter l'idée que si une jupe est un signe, il ne leur est pas forcément adressé et qu'il ne dit pas forcément "j'ai très envie d'une blague salace, d'une insulte, d'une main au cul ou d'un troussage sous un porche". Ce n'est pas aux femmes d'avoir peur d'être agressées. C'est aux hommes d'avoir peur, très peur même, d'être lourdement condamnés, sans que la tenue ou l'attitude de la victime constitue une circonstance atténuante, s'ils agressent une femme.

À Dehli comme à Paris, nous refusons de troquer notre liberté de circuler et de vivre comme bon nous semble contre le droit fondamental à la sûreté et à la tranquillité.