L’utilité de ce qu’on apprend à l’école

Singin'in the rain, Stanley Donen / MGM

Nous sortons du cinéma, nous venons de voir « Singin' in the rain », dans le cadre du programme Ecole et cinéma, c’est le deuxième des trois films que nous verrons cette année, les enfants ont globalement beaucoup aimé et je m’amuse de voir comme ce film fait effet, un demi-siècle plus tard, sur des enfants d’une dizaine d’années habitués aux blockbusters.

Sur le chemin du retour la mère d’Inès, qui nous accompagne, me demande : « Quel est le but, exactement, de ce genre de film ? Je veux dire, quels sont vos objectifs, d’un point de vue pédagogique, qu’allez-vous en faire en classe ? ».

Voir des films, à l’école ?

Je souris. Puis j’explique à la mère d’Inès que nous allons discuter du film, cet après-midi, ensemble, que chacun sera invité à donner son avis. Je ne fais jamais, suite à ces séances, de « travail » en classe. Pas question pour moi de transformer le cinéma en matière scolaire, de faire d’un film le prétexte à une étude académique, de plaquer sur lui une grille de lecture quelconque. Le cinéma relève du plaisir et l’expérience de spectateur n’est pas soluble dans la « fiche de prép ». Je n’ai jamais conçu le cinéma autrement que comme une initiation solitaire vécue à plusieurs, source d’émotions et éventuellement de réflexions intimes à partager ensuite.

Alors c’est ce qu’on fait. Je leur demande s’ils ont aimé, un peu, beaucoup, pas du tout, et surtout de dire pourquoi, de dire ce qu’ils ont aimé, ou pas, et même de dire ce qu’ils aimé, quand ils n’ont pas aimé, et ce qu’ils ont moins aimé, s’ils ont aimé. Au début, les élèves commencent par dire quel moment leur a plu, les premières prises de parole sont des récits de passages du film, sorte de séance de replay pour tous, façon de revivre les scènes drôles, émouvantes, étonnantes… Petit à petit la discussion s’affine, les élèves parviennent à expliquer ce qui leur a plu – ou déplu – au-delà de l’anecdote, leur vue prend de la hauteur, il suffit généralement d’une ou deux interventions plus précises, plus pointues, les autres élèves sentent qu’il y a là matière à réflexion et à leur tour s’interrogent différemment, font profiter le groupe de leur opinion, de leurs remarques.

Mon rôle se limite à favoriser cette émergence, ce passage à une lecture plus critique. Je donne, parfois, quelques pistes, quelques jalons, autour des caractéristiques du film (ici, le genre musical, Gene Kelly, le passage du cinéma muet au parlant).

Voilà ce que j’essaie de dire à la mère d’Inès, et j’ajoute que le but est, aussi, de leur montrer des films qu’ils n’ont pas l’habitude de voir, pour la majorité, d’élargir le champ des possibles cinématographiques, savoir qu’autre chose existe que ce que la doxa leur enjoint de voir.

Pour toute réponse, la mère d’Inès retient une petite moue sceptique.

La conception utilitariste des apprentissages

C’est sans doute l’époque qui veut cela, mais il me semble que la pression ressentie par les parents (dont je suis) quant au futur de leur progéniture, l’adaptabilité de ces derniers à la société qui les attend, leur capacité à répondre aux multiples défis à venir, n’a jamais été aussi grande. En conséquence les parents s’interrogent davantage – et ce d’autant que l’école française est régulièrement pointée du doigt pour son manque de résultats – sur ce que les apprentissages vont apporter à leur enfant. Il faut qu’un apprentissage soit utile, évidemment – je m’imagine bien apprendre quelque chose d’inutile à mes élèves, tiens ! – mais comment juger de l’utilité d’un apprentissage, exactement ? Et qui est à même de juger de ce qui est utile, dans ce qu’on apprend ? Et d’abord, utile comment, utile à quoi ?

Le problème vient, souvent, d’une conception très étroite de l’utilité des apprentissages : une utilité qui doit se voir, qui doit sauter aux yeux, tomber sous le sens, imposer son évidence. Il faut, somme toute, qu’un apprentissage serve à quelque chose de manifeste, qu’on lui voit une conséquence immédiate, qu’on en perçoive facilement un prolongement direct, une application visible, qui en serait une justification indéniable.

Apprendre à lire, on voit bien à quoi cela va servir, apprendre à écrire, à compter aussi. Apprendre à parler anglais, c’est assez parlant également, on voit bien l’utilité de la chose. Pour d’autres apprentissages, c’est plus compliqué : connaitre la différence entre néolithique et paléolithique, après tout, quel intérêt pratique ? Savoir que Karachi est la 6ème métropole mondiale, à quoi cela va-t-il servir, plus tard ? Ne parlons pas des arts, franchement, connaitre des techniques de collage, merci bien, le scrapbooking est passé de mode, et savoir une chanson de Henri Dès, quelle corde à son arc, par les temps qui courent !

Sauf que c’est, évidemment, bien plus compliqué que cela, il ne suffit pas de dire « apprendre à lire », il faut aussi se demander : lire quoi ?, lire comment ?, lire pour quoi faire ? Si on s’en tient à une conception utilitariste brute des apprentissages, c’est la victoire de la recette de cuisine sur la littérature, de la notice de montage sur la poésie, de marmiton.fr sur Victor Hugo et d’Ikea sur Prévert (et on n’apprend pas seulement une poésie pour entrainer sa mémoire).

Les élèves, utilitaires aussi

Et qu’on ne m’accuse pas de romantisme ou d’inconséquence, je suis un pragmatique, les fondamentaux sont au cœur des apprentissages de ma classe, je fais des dictées, du calcul mental au quotidien, de la rédaction plusieurs fois par semaine et l’une de mes préoccupations majeures est de préparer mes élèves au monde qui les attend le couteau entre les dents.

Fréquemment, dans ma classe, mes élèves s’interrogent sur l’utilité de ce qu’ils apprennent.

- Maitre, à quoi ça sert, de savoir écrire sans faute d’orthographe, vu qu'il existe des correcteurs ?

- A quoi ça sert, de savoir calculer, il suffit de prendre une calculatrice !

- Maitre, à quoi ça va servir, de savoir tracer un cercle ou construire un triangle, si je ne veux pas être architecte ?

- A quoi ça sert, l’analyse grammaticale, dans la vie, monsieur ?

J’accueille toujours ces interrogations avec bienveillance : leur questionnement est légitime et positif, il traduit leur recherche de sens dans ce qu’ils font à l’école, mais il me semble important de leur expliquer que ce qu’ils ne voient pas forcément peut avoir du sens, que certaines choses peuvent leur échapper et néanmoins constituer les fondations des cathédrales à venir. Leur dire qu’ils n’auront pas toujours de calculatrice ou de correcteur d’orthographe, certes, mais aussi et surtout leur dire que la géométrie n’est pas seulement une histoire de précision d’architecte, c’est aussi une école du raisonnement et de l’argumentation, que l’analyse grammaticale a à voir avec la logique, la capacité à faire des liens entre les éléments pour donner du sens au tout, qu’elle est liée à l’orthographe mais aussi à la syntaxe et aux fondements même de la langue, donc de la pensée.

Inversement, j’essaie de leur faire comprendre que ce n’est pas parce qu’on ira en salle informatique une heure par semaine taper un texte sur openoffice qu’on saura utiliser un ordinateur, c’est important certes mais l’ordinateur n’est pas qu’une machine à écrire, c’est un outil de communication et de médiation et on en apprendra peut-être davantage dans ce domaine en s’initiant à la lecture critique et en s’éduquant aux médias, par exemple, avant de mettre les pieds en salle info.

Au-delà de l’utile, du préhensible, du compréhensible, du là-tout-de-suite, de ce-dont-je-vois-le-but, comprendre qu’il ne faut pas limiter l’esprit humain à ce qui constitue sa partie émergée : c’est en ignorer la profondeur même, c’est méconnaitre et refuser de connaitre ces détours et ses sinuosités, l'ampleur de son étendue, la complexité de son organisation, de sa structure, les infinies méandres de ses déploiements.

… Quelques semaines plus tard, nous verrons Wadjda, film d’une réalisatrice saoudienne, en version arabe sous-titrée en français. Le film, une pépite, transportera littéralement mes élèves, ils en parleront pendant une heure en classe, émus, touchés, enthousiastes, profondément marqués. Y compris Maxime et Fulgence, qui ne jurent que par les films d’action et les poursuites en voitures.

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