Quand la mixité sociale s’invite dans la classe

Stéphane de Sakutin / AFP

Durant l’été, un immeuble de logement social a été livré, à deux rues de l’école. Cela fait quelques mois qu’on le voit sortir de terre, on savait que les enfants de cet immeuble seraient scolarisés dans l’école. Parmi la quinzaine de nouveaux venus, deux sont arrivés dans ma classe de CM2 à la rentrée.

Auparavant, Malika et Deborah étaient scolarisées dans des quartiers sensiblement moins favorisés que celui-ci, dans des écoles bien moins faciles. Très rapidement j’ai pu observer, entre "les nouvelles" et les "anciens" une différence de niveau assez importante, en mathématiques et en français, mais aussi en méthodologie et dans « l’engagement ».

Malika et Deborah sont très différentes : la première est plutôt extravertie, enjouée, à l’aise dans le groupe, la seconde est d’abord plus complexe et ne se lâche jamais totalement. J’ai lu leur livret, Malika est décrite comme une élève de niveau correct, Deborah comme une bonne élève. J’ai rencontré leurs parents, elles bénéficient d’un cadre familial structurant.

Après sept semaines de travail ensemble, le constat est le même pour toutes les deux : elles ont considérablement progressé, même s’il reste du pain sur la planche. Les premiers temps, je les voyais parfois perdues, l’œil sombre, les sourcils froncés face à telle notion qu’elles semblaient découvrir, elles jetaient un regard à la dérobée pour voir si elles étaient les seules à ne pas comprendre, à ne pas voir de quoi on parlait exactement. Je les ai encouragées à lever la main dès qu’elles sentaient qu’elles décrochaient (ou qu’elles n’accrochaient pas), on a reformulé, consolidé les prérequis flottants, je reprenais avec elles entre midi et deux. Bref, je les accompagnais davantage que les autres, mais au même titre que les élèves en difficulté habituels, par exemple.

Car l’essentiel de leur progression est clairement du, non à mon intervention, mais à leur simple présence dans un milieu stimulant et collaboratif, à l'atmosphère de travail dans un cadre serein d’émulation collective.

La semaine dernière, quand j’ai rendu l’évaluation de grammaire, j’ai gravé en moi le visage lumineux de Malika quand elle a découvert son 16/20 en grammaire, et son sourire quand elle m’a dit : « C’est la première fois que j’ai 16, maitre ! ».

Falikou le fugueur

Lors de ma première année, j’ai eu la chance de travailler sur un "poste protégé", dédié aux débutants, dans une petite école très calme. Un cadre parfait pour commencer, rassurant, pour un jeune instit travailleur mais à la recherche de sa méthode et en proie au doute permanent. Six mois à découvrir ce qu’est une classe lambda, avec ses difficultés et ses petits bonheurs, six mois de formation grandeur nature parfaitement épanouissants. Jusqu’à ce mois de février où la directrice est venue me voir avec un petit garçon à la main. Enfin, je dis petit, mais Falikou dépassait les autres élèves de mon CE1 d’une bonne tête, rapport à son "année de retard", comme on dit (et comme on devrait se passer de dire).

Falikou venait d’une des écoles les plus difficiles de la ville, réputée pour sa dureté et pour la difficulté à y enseigner. J’ai vite découvert deux choses : 1. Il ne savait pas lire. 2. Il avait une fâcheuse tendance à fuguer, c’est-à-dire à quitter le rang ou la classe et à s’enfuir dans les couloirs en courant – pour aller où, au juste ? J’avais une amie qui travaillait dans l’ancienne école de Falikou, elle connaissait le phénomène et m’a fait gagner un temps précieux dans la compréhension du petit bonhomme.

J’en ai parcouru, des kilomètres à ses trousses (quelle foulée, ce môme !) dans les couloirs de l’école. Je laissais ma classe en plan, j’ameutais un collègue en passant en trombe devant la sienne, chacun de nous prenait un escalier et nous tentions de bloquer le fugueur en le prenant en tenaille, jusqu’à ce que l’un de nous parvienne à le plaquer contre un mur, ses yeux roulaient de fureur, il avait l’air d’un petit dragon qui soufflait sa rage, je le calmais, le rassurais d’une voix très douce, petit à petit il se détendait, son corps se décrispait. On ne m’avait pas préparé à ça, à l’IUFM !

Quand il retrouvait son enveloppe de petit garçon de 8 ans – il fallait voir son regard triste et sa mine accablée – je le prenais par la main et nous retrouvions la classe, je m’asseyais à côté de lui, et nous nous mettions à travailler, avec un manuel de lecture de CP. Les autres élèves n’étaient pas encore autonomes, loin s’en faut, alors je jonglais d’un côté de l’autre.

Après de longues semaines de courses essoufflées (je crois bien avoir retrouvé la ligne grâce à lui), le petit dragon s’est fait plus discret en Falikou, et l’enfant a commencé à devenir un élève, lequel a fini par entrer dans la lecture – du moins dans la combinatoire.

Une chose est sûre : dans son ancienne école, jamais cela n’aurait été possible.

L'école qui cache la forêt

Je revois en accéléré les années suivantes, au "poste protégé" avait succédé les postes diamétralement exposés, dans des écoles enclavées comme celle de Falikou. J’ai enchainé les remplacements dans des classes où il était presque impossible d’enseigner, trop de petits dragons, pas assez de temps pour chacun, l’effet d’entrainement est terrible dans ces cas-là, ceux qui auraient pu s’extraire de la nasse dans un autre contexte se faisaient emporter par la houle.

Et j’enrageais le soir venu, le moral dans les chaussettes, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’avec un peu de temps et pas mal d’énergie, j’aurais pu faire quelque chose de sympa avec chacun d’entre eux – avec la plupart, disons, certains cas sont vraiment lourds –, si seulement le cadre était un peu moins aliénant pour ces gamins.

… De ma petite expérience de maitre d’école confronté à diverses réalité du terrain, je retire ceci : ce qu’on appelle la mixité sociale, à l’école, et qui consiste à mettre en présence des univers sociaux divers, voire contrastés, fonctionne. Elle fonctionne si et seulement si un certain équilibre est préservé, si le dosage est suffisamment précis pour ne pas que les uns affaiblissent les autres, à tout point de vue et dans les deux sens – chacun doit être fort, c’est-à-dire sécurisé et confiant, pour progresser. Il ne faut pas que les écarts soient trop importants, il ne faut pas que les effectifs soient trop conséquents, il ne faut pas que le maitre ait à trop se répartir, sans quoi il s’éparpille vainement.

Dans ces conditions, – équilibre, partout – les meilleurs n’ont rien à craindre de la présence de ceux qui peinent, ils n’en pâtissent pas, leur niveau scolaire ne baisse pas, et leur niveau de "socialité" augmente avec leur degré d’adéquation au réel.

… On en revient à l’immeuble de logement social du début de ce post, et de son rôle dans la progression de Malika et Deborah. C’est bien parce que, au cœur du quartier privilégié, a poussé cet immeuble, que ces deux petites ont pu bénéficier d’un cadre propice à leur épanouissement d’élève.

On a tendance, dans ce pays, à penser l’école à part, de côté, comme si le reste de la société ne pouvait rien pour elle, et même bien souvent c’est l’école qui doit prendre en charge les manques de la société. Au contraire, la société peut beaucoup pour l’école, pour l’aider à remplir sa mission ! L’école est étroitement liée à la politique sociale, à la politique de logement, à la politique de la Ville, et bien des ministères devraient travailler ensemble à la réussite de l’école. Le premier pas serait de faire respecter l’article 55 la loi SRU (Solidarité et Renouvellement Urbain), qui contraint les communes à comporter plus de 20% de logements sociaux. Trop de communes n’appliquent pas la loi et s’en sortent en payant les amendes – le droit de rester entre riches, en quelque sorte.

 

Nota : pour prolonger, plusieurs articles à lire absolument : l'opération mixité lancée discrètement par le ministère, l'interview de la sociologue Nathalie Mons, très éclairante, sur le sujet, la belle chronique de Véronique Soulé au cœur du 18ème arrondt de Paris, où un collège se bat pour le maintien de la mixité sociale, et aussi cette interview de Julio Gascon, directeur d'une école REP, parce que cet homme parle magnifiquement du travail en zone difficile.

Suivez l'instit'humeurs sur Facebook et sur Twitter @LucienMarboeuf.