"Prof, métier peu attractif" : une étude grotesque (même si c’est vrai)

(Crédit Meyer / AFP)

Cette semaine, les médias ont relayé une étude qui a vite fait le tour du web éducatif. Intitulée « Ces métiers dont personne ne veut », l’étude de Jobintree.com affiche le métier d’enseignant en tête de ceux n’ayant « pas la côte ». Une banalité, se dit-on, vu ce qu’on sait des réalités du métier et de son image. Dans le détail, l’étude en question prête surtout à rire…

Enseignant VS conducteur de train

C’est par un lien vers un papier du Figaro.fr que j’ai découvert en début de semaine ce qui apparaissait au premier abord comme une énième confirmation : le métier d’enseignant n’attire plus, son manque d’attractivité éloigne les candidats au poste. Juste derrière, les professions d’ergothérapeute, de kiné, de psychomotricien peinent à trouver preneur.

Voici l’infographie tirée de l’étude elle-même :

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A l’inverse, voici l’infographie des métiers les plus attractifs, avec, au top et loin devant les autres, conducteur de train.

top_metier

Une étude… de 4 pages

Ces deux classements m’ont donné envie d’aller plus loin que les synthèses publiées et de me pencher en détails sur l’étude. Ca a été vite fait : l’étude (que ce mot semble inapproprié !) de Jobintree fait… 4 pages en tout et pour tout ! Et encore, la 4ème est pour moitié un tract publicitaire à peine déguisé. Pas la peine d’aller voir, ça me ferait mal de leur envoyer du trafic, je vous dis tout ici.

Pour établir ses conclusions, le site d’annonces professionnelles en ligne « a étudié plus de 75 000 offres d’emploi et plus de 720 000 actes de candidatures effectuées via son site entre octobre et décembre 2013. Grâce à un moteur de recherche par métiers, Jobintree dispose d’une vision fine des recherches d’emploi sur son site. Ce qui lui permet de dresser le baromètre suivant sur la période octobre- décembre 2013 ».

En gros : pour chaque offre d’emploi publié par lui, le site a comptabilisé le nombre de candidatures reçues. Dans les tableaux, les chiffres sont annoncés en rapport à une base 100 représentant 10 CV reçus par offre, qui ne sert en fait qu’à se repérer par rapport à la moyenne générale du site.

Donc : pour une offre d’emploi pour le métier d’enseignant, le site a reçu 1,4 candidatures, contre 268,5 pour une offre de conducteur de train.

Attractivité du métier ou taux de réponses à une annonce ?

Le moins qu’on puisse dire est que la méthode interpelle. D’abord elle se fonde uniquement sur le trafic du site et en déduit une généralité, comme si Jobintree proposait un échantillon tout à fait représentatif du marché du travail et des complexes dynamiques qui la traversent. Ensuite, elle repose sur un ratio entre les offres et les réponses : elle ne dit rien du nombre d’offres ni du nombre de candidatures bruts, elle ne dit rien du type d’offre, de leur nature, du type d’emploi proposé, etc. Et même, ce simple rapport entre offres d’emploi sur un site web et nombre de candidatures reçues suffit-il à établir l’attractivité d’un métier ?

En lisant les commentaires que le modérateur du site a laissés, on situe rapidement un autre problème : les métiers sont tous placés sur un même niveau, peu importe le type de formation, le niveau de diplôme, le mode de recrutement, le marché spécifique, etc.

Ainsi plusieurs psychomotriciens commentant l’étude précisent par exemple qu’il ne faut pas confondre le faible nombre de candidatures par offre et le faible nombre de demandeurs potentiels : le diplôme de psychomotricien est régi par un numerus clausus qui a fixé à 849 le nombre d’étudiants acceptés en première année en 2013, il y a donc très peu de psychomotriciens aptes à répondre aux annonces du site. Le fait que certaines offres d’emploi ne trouvent pas preneur s’expliquerait moins par un désintérêt envers telle profession que par le fait que, dans ce domaine, il y a très peu de chômage, donc de demandeurs d’emploi, donc de candidatures sur Jobintree.

On le voit, "peu de demandeurs d’emploi" ne signifie pas "manque d’attractivité d’une profession".

Prof de repassage ou assistant de conversation ?

« Enseignant », c’est bien vague, autant passer une annonce pour « personnel médical ». Sont-ce des offres d’emploi concernant les professeur des écoles, maternelle, primaire, de collège, de lycée, en privé, professionnel, agricole, spécialisé ?... Je suis donc allé voir ce que donne la recherche pour le métier « enseignant » sur Jobintree. Voici ce que j’ai trouvé :

- un CDD pour être « prof de pressing », dont le site nous dit que « le métier consiste à apprendre aux élèves à repasser et à s’occuper des clients » ; la formation ? « expérience souhaitée de plus de 3 ans dans un pressing » ; profil recherché : « Il faut beaucoup de capacités physiques : il faut rester souvent debout et s'occuper des élèves » ;

- un CDD à bac+2 pour être prof particulier dans une boîte de soutien scolaire (tiens, voilà qui me rappelle quelque chose…) ;

- un CDD de 37 heures (en tout, hein, pas par semaine !) afin d’aider un salarié à progresser en allemand pour son boulot ;

- un poste d’ « instructeur sol personnel navigant » pour l’armée de terre ;

- un professeur de « matière littéraire » (comment ça, c’est vague ?), un autre de mathématiques pour enseigner en collège ou en lycée, recrutement à Bac+3 (hum hum) ;

- un CDD de trois mois pour enseigner coiffure et esthétique 12 h par semaine à des CAP ;

- un « assistant de conversation » (je vous jure), dont le rôle sera d’aider un enseignant espagnol dans son cours de français (il faut aller en Espagne) ; profil : avoir 18 ans, fini son secondaire, bref, un job d’étudiant, quoi… ;

- et enfin, un CDD de 15 semaines pour enseigner l’anglais 2 heures par semaine à des adultes.

Et on s’étonne que ces offres ne suscitent pas l’enthousiasme ?!! C’est pourtant sur le nombre de réponses par offre que le site fonde son « baromètre » sur l’attractivité des métiers… A titre de comparaison, les annonces pour « conducteur de train », quand j’y suis allé, étaient au nombre de 3 : toutes offrent un CDI, deux proposent une formation de neuf mois (rémunérée) avec recrutement niveau bac, pour 26 000 € annuels environ. On comprend mieux le succès de ces annonces, comparativement aux précédentes (et au passage on se dit que, trois annonces pour « conducteur de train », ça donne une idée de la légèreté du corpus d’étude)…

Bref, le nombre de candidatures va beaucoup dépendre de la qualité de l’annonce, pas nécessairement de l’attractivité du métier.

Qui donc peut chercher un boulot d’« enseignant » sur jobintree ?

Ben oui, toute personne qui veut enseigner sait très bien qu’on devient enseignant essentiellement sur concours !... L’écrasante majorité des postes de professeur sont pourvus par cette voie de recrutement, et il ne viendra pas à l’idée d’un futur prof de chercher un boulot sur un site d’annonces professionnelles (sur les sites de collectivités, peut-être). Les candidats potentiels à un poste d’enseignant ne font pas partie de la cible de Jobintree, il ne faut donc pas s’étonner au final de ne pas les retrouver comme candidats (surtout vu les offres !). Sans doute peut-on penser que les candidats ayant échoué aux concours de recrutement de prof, CRPE, CAPES, Agreg, etc, mais ayant envie d’exercer comme enseignant, peuvent se retrouver sur ce genre de site, au-delà, je ne vois pas.

On aimerait bien connaître, d’ailleurs, les principaux profils des utilisateurs de Jobintree : niveau d’étude, âge, formation, domaine recherché, etc. Je mise mon premier stylo rouge qu’on sera assez loin de l’enseignement.

Mauvaise étude, vrai sujet

Ce qui ressort de cette petite incursion sur le site Jobintree (et je suis près à manger l’omelette à base d’œufs en poudre de la cantine la prochaine fois qu’elle sera servie si je leur fais de la publicité), c’est que l’étude ne permet en aucun cas de juger de l’attractivité d’un métier. Tout au plus permet-elle de jauger l’attractivité d’un certain type d’annonces auprès d’un certain type de profils de chercheurs d’emploi.

Si certains médias ont été abusés par cette étude/coup de pub, c’est de leur faute, parce qu’ils n’interrogent pas les données dans le détail et se contentent de synthèses données par les cellules com’ des boîtes (à la fin de l’étude figure les coordonnées de la RP de Jobintree).

Par ailleurs, le métier de professeur connaît une véritable crise des vocations depuis de nombreuses années, c’est un fait connu et avéré qui n’a pas attendu Jobintree (il y a deux ans, déjà, sur ce blog...) : la crise du recrutement est réelle, le nombre de candidats aux concours va décroissant, certaines filières ne sont plus complétées, malgré l’abaissement des notes d’admission dans certains concours. De cela il est nécessaire de parler, tout comme des raisons du peu d’engouement pour le métier de prof : entre autres, des salaires peu élevés et une mauvaise image de la profession due aux dénigrements et aux stigmatisations répétées, mais aussi au fait que les profs renvoient en effet une image peu attrayante de leur métier.

Tiens, à ce sujet, je vous recommande chaudement cette vidéo : elle vient du Québec, elle est drôle et bien foutue, s'inspire de la série de Canal + "Bref", et créera peut-être des vocations !

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