Je vais perdre Kadiatou

Cette semaine, alors que je terminais en tirant la langue de corriger les évaluations de mes élèves et de rédiger leurs livrets, j’ai appris que Kadiatou allait quitter l’école, et qu’elle vivait donc ses derniers jours dans ma classe. En attente de logement social depuis plusieurs années, sa famille vient d’obtenir un appartement pour Kadiatou et ses frères et sœurs. Depuis mercredi, je suis traversé de sentiments contradictoires, que la fatigue de fin de trimestre ne fait qu’exacerber.

J’ai déjà parlé de Kadiatou ici. Il y a un an, j’avais raconté comment cette élève difficile avait plongé la classe de ma collègue dans le chaos, comment l’institution scolaire avait laissée celle-ci à son propre sort, faute de solution à proposer pour ce type d’élèves.

Je savais que Kadiatou finirait dans ma classe, je m’y étais préparé, je savais que l’année allait être délicate. J’avais donc prévu un plan reposant sur deux axes : primo, donner à Kadiatou un faisceau de règles et un mode de fonctionnement exactement définis, un cadre très précis à l’intérieur duquel elle allait bénéficier d’une certaine marge mais d’aucun passe-droit ; deuxio, lui préparer un programme d’apprentissages spécifiques, collant au plus prêt de son niveau (très en-deçà de celui de la classe) en variant les supports et les ressources.

Bref : un espace clairement défini, des contenus adaptés. Et, quoiqu’il arrive, la garder dans la classe, ne pas multiplier les lieux ou les adultes référents. La considérer comme une élève comme les autres (même si ce n’est pas le cas).

Ca a plutôt bien marché. Kadiatou a pas mal progressé depuis septembre. Elle ne sait pas vraiment lire, à presque 10 ans, mais sait déchiffrer ; elle ne sait pas encore transcrire phonétiquement un mot, mais écrit mieux ; elle compte maintenant jusqu’à 69 sans trop se tromper, mais utilise toujours ses doigts pour calculer 5 + 3 ; cela lui permet tout de même de savoir poser une addition simple…

Voilà pour les progrès, en termes d’apprentissages, en presque quatre mois.

Plus, elle ne peut pas. Kadiatou ne peut travailler seule, elle n’y arrive pas. Se mettre au travail est un effort considérable pour elle, elle met parfois la moitié de la mâtinée à écrire le premier mot. Il faut changer les supports, varier les approches, toujours trouver le bon biais. Et surtout, rester à côté d’elle, sans cesse la solliciter, la relancer, sinon elle s’arrête et commence à s'agiter. Son comportement s’est beaucoup amélioré, mais elle reste comme le lait sur le feu.

Il est difficile de raconter Kadiatou. Ce n’est pas une méchante, elle n’est pas violente, même si elle peut parfois être mauvaise. Mais elle est en tel décalage avec les autres, scolairement, psychologiquement, elle est tellement immature, a tant de mal à gérer ses émotions, la contrariété, la contrainte, elle a besoin de tellement d’attention, nécessite d’avoir sans arrêt un œil posé sur elle, qu’elle vampirise l’enseignant, aspire son énergie et génère chez lui une tension nerveuse considérable.

J’ai manié la carotte, le bâton. J’ai été ferme, je n’ai rien lâché, ou très peu, juste ce qui était indispensable pour obtenir ce que je voulais. J’ai été doux et ferme, compréhensif et intransigeant, attentif et apparemment désinvolte, entièrement investi et concentré sur elle puis faussement dégagé à faire comme si j’étais serein, zen, quand je bouillais intérieurement et que j’avais envie de hurler. J’ai progressé en self-control, me suis beaucoup amélioré dans l’art de laisser paraître, j’ai repris la respiration ventrale de mes années théâtre.

J’ai béni les mardis après-midi, que Kadiatou passait dans un centre d’adaptation psychopédagogique, me laissant avec ma classe, le cœur léger, l’esprit clair, le regard dégagé, l’attention neuve, enfin disponible totalement pour mes 28 autres élèves.

J’ai été à deux doigts de craquer. Une semaine où Kadiatou était insupportable, totalement rétive au travail, dans l’opposition et la provocation, j’ai senti que je perdais le contrôle de mes nerfs. Ma dernière once de lucidité m'a servi à l’envoyer quelques heures dans le bureau du directeur : j’étais à deux doigts de faire quelque chose que j’aurais regretté.

Souvent je rentrais chez moi vidé, il me fallait parfois une heure avant de faire redescendre la pression, la tension, avant que mes nerfs se dénouent. Dix ans d’expériences et de cas similaires offrent cet avantage : parvenir à mettre à distance, tout de même, ne mettre qu’une heure quand c’était des nuits entières hantées auparavant et des réveils en sursaut.

J’ai eu du mal, certains soirs, à trouver la patience avec mes propres enfants, désolé mes amours, papa avait tout épuisé ce jour-là. Je m’en suis tant voulu, une fois que vous étiez au lit.

...

Quand Kadiatou m’a annoncé qu’elle allait déménager, je n’y ai pas accordé trop de crédit – elle ment, beaucoup, ou comprend mal, ou déforme, souvent. Mais le lendemain, le directeur m’a confirmé que le déménagement aurait bien lieu. Et le surlendemain, que Kadiatou ne reviendrait pas après les vacances de Noël. Je n’ai pas réagi, sur le coup. Je n’ai pas réalisé. Et puis, les heures qui ont suivi, un sentiment s’est petit à petit fait jour en moi : le soulagement. J’ai entrevu ce qu’allait être la suite de l’année, j’ai senti le ciel s’éclaircir, la lumière revenir. J’ai vu le temps que j’allais avoir, à nouveau, j’ai vu l’énergie que j’allais retrouver et pouvoir consacrer à mille choses. Soulagement. Je sais déjà la fatigue en moins, la nervosité générale qui baisse de trois crans, les épaules légères quand on montera dans la classe, le matin. Sou-la-ge-ment.

Et puis, un autre sentiment est apparu, sourd, lourd, sûr de lui : je me suis senti coupable d’être soulagé, coupable d’être content, heureux même, que Kadiatou parte, nous laisse tranquille, me laisse tranquille. J’ai eu honte. Honte de moi, honte de l’enseignant, du pédagogue heureux de se débarrasser d’une élève encombrante. Cette honte m’a envahi, traversé, transpercé, je me suis senti piteux, tellement merdeux. Comment en suis-je arrivé à être content de me débarrasser d’une élève en difficulté ?

J’ai repris le dessus, en me raisonnant, en me disant que je n’avais pas à culpabiliser : que j’avais donné beaucoup à Kadiatou, ce trimestre, que je m’étais consacré à elle comme je le devais, et que je devais accepter mon soulagement sans déshonneur. J’ai le droit d’être soulagé.

La frustration a alors fait son apparition. J’ai mis beaucoup de choses en place depuis septembre, passé beaucoup de temps à observer, concevoir, programmer, amender, j’ai rempli des formulaires, passé des coups de fil, assisté à des réunions, dans le but de faire évoluer la prise en charge de Kadiatou – psychologue, etc –, on a mine de rien bâti quelque chose Kadiatou et moi, ensemble. J’ai labouré, semé, arrosé, désherbé, mais ne serai pas là pour la récolte. Tout s’arrête, d’un coup. J’ai pensé à mon successeur, celui qui le 6 janvier va retrouver Kadiatou dans sa classe. Je lui ai fait une petite lettre, laissé mon numéro, je peux lui faire gagner du temps et lui économiser de l’énergie, il en aura besoin.

C’est alors que j’ai vu, pour la première fois, nettement, quatre silhouettes se découper sur le fond de ma classe : celles de mes quatre élèves en grande difficulté – j’en ai d’autres, mais ceux-là sont vraiment à la ramasse. Je n’ai pas pu m’occuper d’eux correctement depuis septembre, pas comme je l’aurais voulu, pas comme il l’aurait fallu. Impossible. Ces élèves demandent du temps, de l’énergie, de la patience, de la réflexion aussi, et tout ça, Kadiatou me le prenait, le leur prenait. Désormais, je vais pouvoir. De nouveaux chantiers, sans cesse ajournés, à peine entamés. Cécile et son manque de confiance, sa paresse, ses louvoiements, ses lacunes terribles en maths. Noah et ses incompréhensions majeures, toujours à côté de la plaque, un mode de pensée qu’il me faut comprendre. Sara qui ne comprend pas grand-chose mais fait semblant, quitte à faire n’importe quoi. Ruben qui ne comprend rien de ce qu’il lit, mais rien de rien, qui ne veut donc pas lire, même une consigne, et ne sait donc jamais ce qu’il faut faire. Ces quatre-là, je les ai parfois sentis à deux doigts de boire la tasse pour de bon. Ils ont besoin de moi, autant que Kadiatou, c’est sûr.

 

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