Pourquoi y a-t-il des classes faibles ?

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J’avais vraiment une mauvaise classe l’année dernière. Ça m’a sauté aux yeux dès le premier quart d’heure, mardi dernier, le jour de la rentrée. Très rapidement j’ai senti que le niveau cette année était deux ou trois tons au-dessus ; l’écoute, le respect des consignes données, l’efficacité, la participation, la rapidité de travail, la qualité de lecture, le soin apporté à la présentation des cahiers, le niveau en calcul mental… A la pause de midi, quand j’ai pu souffler cinq minutes, je me suis souvenu à quel point j’avais galéré l’année dernière, et je me suis souvenu que dès le premier quart d’heure, j’avais su que je galèrerais. Trop d’élèves en grande difficulté, incapables de travailler si je n'étais pas à leur côté, trop de dys  dans la même classe (dyscalculique, dyslexique et dyspraxique, trois AVS minimum, je n’en ai eu qu’une et demi), une tête de classe un peu courte, trop friable.

J’ai beaucoup aimé cette classe, l’an dernier, j’ai aimé travailler avec ces élèves, les faire progresser malgré tout, mais j’ai eu des soirées bien grises. Et souvent, durant cette année, je me suis demandé à quoi tient qu’une génération entière d’élèves (les autres CE2 étaient du même tonneau) se distingue si nettement des autres. Chaque classe est différente, le niveau varie, mais celle-ci fut vraiment un cas à part.

Une part d'inexplicable

Je suis dans cette école depuis 5 ans, l’équipe enseignante de l’école est stable, le bassin de population du secteur également, le taux de fécondité aussi, et le nombre annuel d’inscriptions à l’école itou. Il ne s’est rien passé de spécial dans le quartier en 2004, l’année de naissance de cette cohorte (comme on dit en sociologie), pas de nuage nucléaire, pas de fuite de gaz géante, pas d’épidémie, de virulent virus aux séquelles neurologiques irrémédiables. Et pourtant, chaque année les enseignants de cette génération se sont arrachés les cheveux, depuis la maternelle. Je me souviens que quand cette génération 2004 est arrivée au CP dans l’école, les instits ont fait des drôles de tête au bout de quelques jours. Je me souviens de leurs propos interloqués en salle des maîtres, je me souviens de leurs traits tirés durant l’année, je me souviens que ça a été la même chose l’année suivante en CE1, et je savais deux ans à l’avance qu’on n’allait pas rigoler quand ils arriveraient en CE2. On a eu beau mélanger les élèves chaque année, croiser les affinités, lutter contre les alchimies négatives en séparant tel ou tel, favoriser les positives en associant tel ou tel, rien n’y a fait.

Il y a une part inexplicable – en tout cas, moi, j’arrive pas à expliquer. De la même manière qu’il m’est arrivé d’avoir une génération avec 2/3 de garçons et 1/3 de filles, ou l’inverse (ce qui est loin d’être anodin en termes d’ambiance de classe), qu’il m’est arrivé d’avoir une génération avec étonnamment peu de frères et sœurs, qu’il y a des générations relous, survoltées, ou au contraire des cohortes molles, amorphes, eh bien il y a de loin en loin une "génération faible". Par quelque bout que je prenne les choses, arrive toujours un moment ou je butte sur ça. Je me demande si, dès la crèche, on sent ce genre de choses. Parce qu’à l’arrivée en petite section de maternelle, dès 3 ans, on le sent.

Affaiblissement mécanique

C’est malheureux à dire, mais il y a aussi une part de fatalité dans le destin de ce type de génération. Puisque les élèves sont plus faibles, on avance moins vite, on prend du retard, on voit moins de choses pour pouvoir les voir bien, sans y parvenir totalement, la dynamique s’inverse et le retard s’accumule, et ainsi de suite. Autrement dit, moins une génération avance vite, plus elle va lentement. Il y a une sorte de cercle vicieux dans lequel on ne peut que s’enfermer, à terme. Les élèves de cette génération se tirent malgré tout vers le fond, parce que le centre de gravité est trop bas, qu’il y a trop d’élèves en difficulté, pas assez autonomes, et qu’il y a trop peu d’élèves moteurs pour compenser. L’une de mes premières tâches l’année dernière, parallèlement à l’identification des manques et lacunes des plus faibles, a été de booster la tête de classe afin de m’appuyer sur un groupe solide capable de tirer tout le monde vers le haut – en favorisant l’aide entre élèves, étayage entre pairs comme on dit dans notre jargon.

Conséquence de cet affaiblissement mécanique : d’année en année, l’écart entre ces élèves et ceux des autres années s’amplifie, les bons élèves sont moins bons que les autres années, les plus faibles encore plus faibles. En CE1, l’écart avec les CE1 des années précédentes était plus important qu’en CP, et moins qu’en CE2, etc.

La responsabilité des enseignants

Une fois qu’on a dit que c’était la faute à pas de chance, il faut bien se pencher sur notre responsabilité, à nous enseignants. Parce que, s’il y a des choses sur quoi on n’a pas prise, il est trop facile de dire qu’on ne peut rien y faire – et je trouve que trop souvent, on a tendance à se réfugier derrière le fatum  propre à ce genre de génération.

Sous-enseigner

Je me souviens qu’en début d’année, l’an dernier, l’une de mes collègue de CE1 m’avait présenté mes nouveaux élèves en ces termes : « De toute façon, ils tellement faibles, tu ne pourras pas faire de CE2 avec eux. » Certes ils étaient faibles, j’ai pu le vérifier par moi-même, mais je ne supporte pas qu’on règle la question, qu’on leur trace une voie de garage a priori, qu’on leur promette une année au rabais, qu’on se défausse par avance, aussi, à grand coup de sentence définitive sur l’impossibilité programmée de faire les choses, et même de les tenter. Il y a dans cette manière de présenter la situation une forme de déni, de déresponsabilisation de l’enseignant qui se cache derrière la faiblesse de ses élèves, qu’il suffit de grossir encore pour dire à quel point, décidément, on ne pouvait rien pour eux. Il n’y a rien que je déteste autant que les étiquettes, et quand elles sont à l’échelle d’une génération entière, les effets sont ravageurs chez ceux qui y prêtent oreille : inconsciemment, l’enseignant se conditionne, abaisse son niveau d’exigence, cherche aux élèves de futures excuses avant même d’entamer la première heure de classe. On mesure comme est néfaste cette manière de sous-enseigner, comme elle ne peut que déboucher sur un accroissement des écarts et faiblesses. Je crois quant à moi que plus le niveau est faible, plus il faut être exigent – c’est-à-dire être ferme sur ce qu’on attend, quel que soit le niveau.

Baisser les bras

Cette même collègue a eu énormément de mal, durant l’année. Elle n’arrivait pas à s’en sortir, ne parvenait pas à gérer autant d’élèves en difficultés, à s’adapter aux différents types de difficultés des élèves, à faire progresser correctement les autres, et elle a été à deux doigts de se mettre en arrêt. Trois (bons) élèves de sa classe sont partis dans le privé l’année suivante. Certes ma collègue n’a pas été correctement entourée, par nous – mais nous avions aussi nos difficultés ! – par le directeur, par l’inspection, les conseillers pédagogiques, bref, l’institution. Mais tout de même, il me semble moi que c’est aussi notre boulot de faire face à ces situations, et que ce n’est pas être enseignant que de ne savoir enseigner qu’à ceux qui n’ont, au final, pas besoin de vous pour progresser.

Au final, ma collègue a lâché l’affaire. Elle a baissé les bras. Petit à petit, sans se l’avouer, mais de manière irrémédiable. J’ai très vite vu la différence de niveau entre les élèves qui venaient de chez elle et ceux qui venaient d’autres classes, l’année dernière.

En d’autres termes, les élèves déjà pas gâtés de cette génération ont vu le fossé se creuser encore davantage, chez ma collègue.

Adapter sa pédagogie

Fort heureusement, la majorité des instits fait face, se démène, cherche ses solutions : il arrive même qu’on en trouve ! Une chose est sûre, les générations de ce type nécessitent de la créativité, une certaine imagination, en tout cas une réelle adaptabilité. Si on se contente de reprendre ses progressions et ses préparations des années précédentes, de dérouler les mêmes modus operandi, on risque fort de ne pas progresser très vite. Avec ces élèves plus qu’avec n’importe quel autre, il faut un enseignement dynamique, actif, qui colle au plus près de chacun en prenant tout le monde en compte. C’est avec ces élèves que les mots personnalisation, différenciation, prennent tout leur sens, parce que chaque type de difficulté doit être analysé pour lui-même et demande une approche spécifique. Le problème de cette génération 2004 de mon école, c’est qu’en plus des difficultés lambdas il y a plusieurs handicaps dys-, et sans formation il est impossible de s’occuper de tout le monde en même temps et très difficile de s’occuper de tous correctement, même en adaptant sa pédagogie.

Personnellement, je sais que j’ai des regrets sur certains élèves : je les ai laissés début juillet avec le sentiment que je n’étais pas parvenu à tirer d’eux le maximum, que j’aurais pu les aider davantage encore, en travaillant encore plus, en lisant davantage, en me formant seul, en cherchant, sans relâche. Je n’y suis pas parvenu.

 

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