"Lui, tu n'en tireras rien" et autres étiquettes

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Je ne sais plus exactement comment la conversation est arrivée sur Hatem, hier, en salle des maîtres. Je crois qu’on parlait de sa grande sœur, une ancienne de l’école qui était passée nous voir la veille, et aussi de la mère, pas toujours évidente à gérer.

"Il s’est bien calmé Hatem cette année, non ?

- Oui, c’est vrai que c’est mieux, on ne le voit plus trop dans la cour, c’est bon signe.

- C’est parce qu’il était avec toi, Lucien ; c’est typiquement le genre de gamin qui a besoin d’un homme, d’une autorité."

Hatem est dans ma classe. C’est un élève au niveau scolaire correct, à la forte personnalité, qui fait partie de ceux auxquels on fait attention quand on fait les répartitions d’élèves pour l’année suivante, histoire de ne pas mettre trop d’Hatem dans la même classe. J’ai beaucoup aimé travailler avec Hatem cette année. Il a fallu le cadrer, certes, le reprendre plusieurs fois, c’est vrai. Mais c’est un garçon attachant, très attachant, qui mérite qu’on fasse l’effort de le découvrir. C’est pour ça que j’ai dit :

"J’aime bien ce gamin, il a vraiment un bon fond."

J’ai senti comme un certain scepticisme, chez certains de mes collègues – deux surtout.

"Mouais, ça va un peu mieux c’est vrai, mais bon souviens-toi l’année dernière, l’histoire des cartes Ju Gi Ho, c’était lui…

- Oui, et puis ce qui s’était passé dans les couloirs avant les grandes vacances, il y était mêlé, non ?...

- Ah ben moi, c’est pas compliqué, à chaque fois que je faisais la cour, il était dans les mauvais coups !

- Pareil ! Et puis je sais pas, il a un petit air faux, le regard faux-cul, pas franc, de celui qui fait les choses par derrière ; je déteste ça."

Les autres ont tenté de nuancer et de clore le sujet.

"Oui, c’était l’année dernière, ça. Maintenant ça va."

Trop tard, moi j’étais agacé par les propos des deux collègues. J’ai eu un peu de mal à me contenir.

"Oui, ben je vous propose d’attendre de l’avoir dans votre classe avant de parler de lui comme ça.

- Oh ça va, on l’a eu toute l’année dans la cour !

- Ah, parce tu penses que ça suffit pour porter un jugement définitif… Et lui coller une étiquette comme une pancarte."

On en est restés là : les deux collègues qui avaient parlé d’Hatem se sont tues, les autres ont changé de sujet, moi je me suis levé et je suis sorti, j’étais de service, ça tombait bien.

… Je suis un peu fatigué, en ce moment, et il faut pas trop me chercher. D’accord, j’admets. Mais s’il y a vraiment un truc que je ne supporte pas, venant d’enseignants, et de moins en moins, c’est ce genre de propos tenus sur les élèves. Surtout ceux qu’on ne connait qu’à moitié. Je sais bien que la salle des maîtres a une fonction cathartique – salutaire, indispensable –, qu’on y dit des choses sans y avoir toujours vraiment réfléchi, parce qu’on est entre nous, parce qu’on se repose les neurones, parce qu’on est tellement sous contrôle toute la journée qu’on a tendance à se lâcher devant son plateau repas. Je sais bien que la plupart de mes collègues ne parle ni ne pense de cette manière. Mais je sais aussi que certains ne se privent pas de le faire, et pas seulement à la pause café.

Mettons de côté le coup du "c’est le genre de gamin qui a besoin d’un homme, d’une autorité" : comme si une femme n’avait pas d’autorité… (sans compter que c’est un bon argument pour me refiler les gamins pénibles chaque année, mais bon, passons). Si j’avais cru pouvoir garder mon sang-froid jusqu’au bout, si je n’avais pas craint que "mes mots dépassent mes paroles", si surtout j’avais pensé que ça changerait quelque chose, je leur aurais dit ceci, à mes deux collègues :

"Oui, Hatem a besoin d’être cadré ; oui, il faut l’avoir à l’œil. Mais peut-être qu’il a aussi tout simplement besoin qu’on ne le considère pas a priori comme vous le faites, de ne pas se sentir jugé dès le départ, étiqueté comme le gamin chiant qu’il est et qui va nous demander des efforts toute l’année. Peut-être que ça s’est bien passé cette année, non parce que 'j’ai de l’autorité', ce qui ne veut rien dire, mais parce que je ne l’ai pas considéré d’emblée comme un problème, comme un élève à problèmes. Mettez-lui une étiquette sur le coin de la tronche, et vous aurez en face de vous l’enfant que vous décrivez. Ou alors soyez bienveillant, portez sur lui un regard dénué d’a priori, donnez-lui une chance, donnez-vous une chance à tous les deux, à lui élève et à vous enseignant, de vivre les choses sereinement et de manière constructive. Vous verrez que, comme par hasard, il y aura moins d’histoires avec lui, moins de tensions avec la mère aussi. A force d’'anticiper' les soi-disant problèmes de cette manière, vous les causez ! A force de décrire les gamins comme ça, vous créez les conditions qui vont vous permettre de vérifier vos propos : 'Tu vois je t’avais dit qu’il était chiant' ; vous êtes presque content qu’il arrive des histoires parce que ça vous conforte dans votre pensée – et ça vous dédouane, aussi, de toute responsabilité. Comme quand tu me présentes un élève, comme l’année dernière, en me disant : 'Lui, tu n’en tireras rien'… Ou que tu dis : 'De toute façon, on connaît le grand frère, on sera pas déçu avec le petit...'"

… J’en étais là de mes pensées, dans la cour des grands, énervé et m’énervant tout seul, fulminant de grandes envolées stériles quand le réel s’est rappelé à moi de deux manières : 1. La cloche a sonné. 2. Il a fallu que je règle un problème de bagarre entre deux élèves, dont Hatem, sous le regard narquois des mes deux collègues venues prendre leur rang.

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