Qui vais-je faire redoubler cette année ?

MICHAEL HITOSHI / DIGITAL VISION / GETTY IMAGES

C’est le printemps, voici donc venu le moment de l’année où chaque enseignant de primaire se voit demander à quel(s) élève(s) il compte proposer un redoublement. Je déteste ça. D’abord parce qu’on est en pleine année scolaire et j’ai plus la tête à faire progresser mes élèves qu’à tirer un bilan. Ensuite parce que cette affaire de redoublement me met invariablement mal à l’aise.

Penser autrement

Depuis 10 ans que j’enseigne en primaire, ma vision des choses a pas mal évolué sur ce sujet. Les premières années, je ne savais pas sur quels critères proposer un redoublement, j’avais très peur de la responsabilité que ça représentait, et je m’appuyais beaucoup sur mes collègues, ma directrice. Petit à petit j’ai mieux perçu les enjeux, les questions à se poser.

La première fois, je me suis bêtement demandé qui n’avait pas le niveau pour passer dans la classe d’au-dessus. Parce que c’est comme ça que j’avais vu faire, entendu dire, depuis toujours, parce que la question du redoublement n’avait pas fait l’objet d’une minute dans ma formation et qu’il fallait bien se démerder. Et puis en y réfléchissant bien (j’ai fait quelques nuits blanches, les premières années…), je me suis rendu compte qu’une année supplémentaire pour tel élève ou tel autre risquait de ne pas servir à grand-chose, vu ce que je savais de leurs difficultés, de la nature de ces difficultés, de leur origine… Dès l’année suivante, la question n’a plus été « qui n’a pas le niveau ? », mais « qu’est-ce qu’une année de plus peut changer pour cet élève ? ». La première est fondée sur l’idée que l’élève n’a pas compris mais que c’est une question de temps. La seconde tente de percevoir la globalité de ce qui a fait obstacle à la réussite de l’élève, cette année, pour estimer si ce sera le cas l’année prochaine aussi. Et même là, autant vous dire que vous n’êtes pas sûr de faire le bon choix, de prendre la bonne décision. J’ai peu proposé de redoublements en 10 ans, parmi eux peu ont été positifs. Les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets.

Cette année, pas de redoublement

Cette année, ma classe est d’un niveau plutôt plus faible que les années précédentes. Objectivement, hormis les cas spécifiques (dyscalculie, dyslexie, dyspraxie, bienvenue dans ma classe), 3 élèves ne me paraissent pas pouvoir d’ici juin accéder à un niveau suffisant pour ne pas galérer sérieusement l’année prochaine, au moins autant que cette année, probablement plus. Demain jeudi, je me pointerai au conseil de cycle avec ma liste d’élèves susceptibles de redoubler à soumettre à la réflexion de l’équipe : une liste à zéro nom. J’ai bien réfléchi, je pense qu’aucun des trois élèves actuellement à la ramasse ne tirera bénéfice d’une année de plus. Pourquoi ? Parce que je connais les causes de leur échec actuel, je bosse dessus depuis le début de l’année ; elles viennent de loin, sont multiples, complexes et refaire la même chose, le même programme, même différemment, avec un autre prof, ne changera rien à l’affaire, leurs difficultés sont cognitives, structurelles, liées à l’environnement familial, social, à leur parcours personnel et à leur rapport aux apprentissages, aux manques de l’institution scolaire, toutes choses qui ne risquent pas de s’arranger d’un coup de baguette magique…

Reste que chaque cas, chaque réflexion représente une belle prise de tête… « Le redoublement doit être exceptionnel » dit la Loi votée il y a peu. Je suis d’accord avec ça. Mais comment savoir ?... Comment deviner l’exception, quand chaque enfant est unique ?... Quand on est réduit à analyser les raisons, encore et encore, et à tenter de projeter sur l’année à venir ?... Spéculations, et, au fond, pari : car soyons clair, un redoublement ne réussit pas souvent.

Le redoublement, exception culturelle française

18% des petits français ont redoublé au moins une fois au primaire. C’est deux fois plus que la moyenne des autres pays de l’OCDE. 23,5% des élèves français ont connu un redoublement au collège, contre 6% en moyenne dans l’OCDE. A 15 ans, 38% des élèves français ont déjà redoublé au moins une fois… Seul un tiers des pays de l’OCDE fait redoubler plus de 15% de ses élèves au même âge.

La France est le pays où l’on redouble le plus, mais cela ne modifie en rien le niveau de ses élèves, toujours très moyen comme le montrent régulièrement les études internationales PISA et PIRLS. En tête de ces classements caracolent des pays où le redoublement n’existe pas, comme la Norvège ou le Japon. Chaque année, 140 000 élèves décrocheurs sortent du système scolaire français.

Cerise sur le gâteau, le redoublement coûte beaucoup d’argent, en allongeant d’un an la scolarité de nombreux élèves.

Et pourtant, en France, on continue à être attaché au redoublement.

Les français aiment le redoublement, les profs aussi

Il y a quelques mois, un sondage sur le redoublement avait montré à quel point celui-ci reste considéré comme la réponse numéro 1 à l’échec scolaire. Par le grand public, mais aussi par les enseignants.

Le redoublement est considéré comme une bonne chose par 62% des parents d’élèves et par 63% des enseignants. Ces derniers voient même le redoublement comme la solution la plus efficace pour améliorer le niveau des élèves : ils ne sont que 56% à penser que le redoublement peut être remplacé par d’autres mesures plus efficaces, contre 77% des parents.

Parents (70%) et profs (64%) restent persuadés que le redoublement permet de rattraper son retard et d’être mieux préparé pour les classes supérieures.

Peu importe finalement que les études tendent à prouver l’inefficacité du redoublement, les français continuent à croire en lui. Peut-être aussi parce que l’omniprésence de la "solution redoublement", systématiquement avancée en cas de difficultés massives, n’a pas permis à l’école française d’avancer vraiment sur le front de la lutte contre l’échec scolaire.

Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait ?

J’en sais rien, je ne suis pas spécialiste en politique publique ni en sciences de l’éducation… Il me semble quand même que l’une des premières choses à faire, c’est de prendre conscience une bonne fois pour toute que l’échec scolaire est multifactoriel, multidimensionnel, et qu’il est indispensable de prendre en compte la totalité de ses aspects, afin de proposer une réponse globale. Si le redoublement ne marche pas, c’est parce qu’il fait croire qu’une réponse purement scolaire, inadaptée de surcroît par défaut de réflexion pédagogique, peut-être une solution à l’échec scolaire.

Pour de nombreux élèves en échec, les causes sont d’abord à chercher chez l’enfant. Le contexte social, l’histoire familiale, le parcours de vie, ses accidents, les modalités de construction d’un rapport à la chose scolaire et au savoir, au fait même d’apprendre, mille autre choses encore sont à interroger qui ne peuvent entrer complètement dans les missions de l’enseignant, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas formé à ça. Pourtant l’école doit être l’endroit qui tente de résoudre ces conflits, elle a donc à se pencher sur ce qui est extérieur à ses murs. Le peut-elle ?... Les RASED, largement démantelés par Darcos et Chatel, sont constitués de psychologues, de médecins, d’assistantes sociales, de rééducateurs, d’enseignants spécialisés : cela vaudrait le coup de les relancer réellement, de leur donner les moyens, de redéfinir leurs missions, de leur donner plus de pouvoir. Il faudrait aussi ouvrir davantage l’école aux parents, particulièrement ceux qui ont du mal à accompagner leurs enfants dans leur scolarité, à travers des projets éducatifs ciblés, via des cours d’alphabétisation, des ateliers parents-enfants au sein de l’école, que sais-je encore.

Des réponses pédagogiques ?

Reste que l’école a aussi, et avant tout, à se remettre en cause de l’intérieur. A-t-elle pris l’habitude de chercher des solutions pédagogiques, c’est-à-dire en rapport avec la manière d’enseigner, l’approche des apprentissages ?... Pas sûr. Les instits, trop souvent livrés à eux-mêmes, pas toujours maîtres dans l’art de travailler en équipe, peu ou mal formés à la grande difficulté scolaire, ne sont pas un chaînon suffisamment dynamique dans la lutte contre l’échec scolaire. Il paraît indispensable de renforcer la formation initiale, mais aussi continue, sur ces sujets. Le changement de mentalité ne se fera pas en un an, mais il faut profiter du lancement des ESPE pour donner l’impulsion à toute une nouvelle génération d’enseignants.

Le « plus de maîtres que de classes », qui dotera les écoles les plus nécessiteuses d’un enseignant surnuméraire, peut être une solution parmi d’autres à la lutte contre l’échec scolaire. Mais il est gros de beaucoup d’incertitudes, dépendra entièrement de ses conditions de mise en œuvre, notamment de la qualité et de la formation spécifique des enseignants mis en place, et ne sera en définitive que ce qu’en feront les équipes sur le terrain. Si on ne leur donne pas les moyens d’être créatifs, cohérents, si on ne les accompagne pas dans leur réflexion et dans l’avancée des projets, il y a de fortes chances que ce dispositif ne soit pas plus efficace que la mise en place des cycles en 1989.

Enfin, et peut-être faut-il commencer par là, c’est chacun d’entre nous, enseignants, qui doit s’interroger sur sa pratique, avec humilité et rigueur, dans un souci d’amendement, de perfectionnement. Rester en éveil, malgré la pesanteur de bien des choses, et conserver l’envie de trouver des solutions, loin des étiquettes et des diagnostics lapidaires. Je n'en peux plus d'entendre certains collègues dire : "t'en tireras rien, de celui-là". C’est fou ce qu’on pourrait changer avec un peu de bienveillance.

 

Suivez l'instit'humeurs sur Facebook.