Deux anciennes élèves me rendent visite (une éclaircie)

Flickr@studebaker2008

Hier, journée chargée, longue, dure, âpre pour tout dire. J’ai beau me démener, varier les approches, imaginer de nouvelles voies, j’ai l’impression de ne pas arriver à faire progresser certains élèves de ma classe. Il y a Paul qui plafonne, après une brève embellie avant la Toussaint. Il y a Marysa, qui semble parfois découvrir une notion sur laquelle on travaille depuis des semaines (jeudi, elle est venue me voir un peu embarrassée : « Maître, c’est quoi un verbe ? », j’ai cru qu’elle plaisantait, mais non). Il y a Tanis qui continue à me demander où il peut écrire parce qu’il est arrivé en bas de la page. Il y a Lucinda, la pauvre, qui se dépatouille avec sa dyscalculie et moi avec, et qui semble toujours sur le point d’atterrir après un long vol orbital. Il y a Fulgence et sa dyslexie, incapable d’écrire si je ne suis pas à côté de lui. Il y a Tom et Benji (dits Tom et Jerry, sauf qu’ils me font pas franchement rire, encore que), trop occupés à se chercher du regard dans la classe et à ricaner pour songer à travailler. Il y a, il y a, il y a…

Ajoutez les évaluations, les livrets, bref, la chronophage et énergivore fin de trimestre, les petites nuits subséquentes, une bonne grosse météo merdique, froid polaire compris, et vous aurez une idée correcte de l’ambiance. Oh, pas de déprime, non : ça, c’était avant. Les premières années. Avec l’expérience on finit par relativiser, on sait qu’il y a des périodes de moins bien dans une année scolaire, où tout semble aller de travers, où les élèves paraissent régresser, où on n’est satisfait de rien, où un voile de fatigue poisse la vue, où le noir a une fâcheuse tendance à déteindre sur les quelques vagues couleurs que la grisaille saisonnière n’a pas encore absorbées. On sait qu’il faut tenir le cap, fermement, en attendant les jours meilleurs, et ne rien perdre de sa détermination malgré tout. Mais bon.

J’en étais là de mon humeur hier à 16 h 30 en descendant mes élèves pour les libérer, partagé entre l’idée que le week-end ferait peut-être du bien à tout le monde et le regret de devoir attendre deux jours pour essayer de changer les choses, encore, autrement, et tenter de remettre le bateau (le radeau ?) à flot.

C’est généralement à cet instant précis, quand vous vous demandez s’il ne va pas se mettre à grêler par-dessus le marché, que le soleil fait son apparition – métaphore, hein, de soleil il n’y a plus : il est mort. L’embellie a pris la forme d’Aïcha et Cyrielle, deux de mes anciennes élèves, qui attendaient à la porte de l’école. Le temps de dire au revoir à mon affreuse troupe (« et reposez-vous surtout », j’ajoute, dans l’espoir que cela aura quelque effet sur ma fatigue) et je leur fais signe d’entrer.

Quelle joie de les revoir, ces deux-là ! Des comme on en voudrait un peu plus dans nos classes : gentilles comme tout, adorables en fait, douces et bienveillantes, attentives et soucieuses de travailler, de comprendre et de progresser. Oh qu’elles tombent bien ! Immédiatement, des sourires sur nos visages ! Je les revois, toutes les deux, à la fin du printemps dernier, pleines à ras bord de tristesse de devoir quitter l’école comme on quitte un cocon, emplies des inquiétudes de celui qui va changer de vie et redoute la sauce à laquelle il sera mangé. « On viendra vous voir tous les soirs, M. Marboeuf ! », utopisaient-elles alors gentiment. Je savais qu’elles ne le feraient pas, elles ne l’ont pas fait : trop de travail, une autre vie déjà à remplir.

Les voilà devant moi pourtant, angelotes tombées du ciel, souriant présentement toutes les deux d’un sourire chargé d’une bonne nouvelle dont je suis immédiatement curieux.

« On a eu notre conseil de classe !

- Ah ? Et alors ?

- Alors je suis 3e de la classe avec 15,75 de moyenne, me sourit Aïcha, les yeux radieux.

- Et moi 4e de la classe avec 15,50 !, complète Cyrielle, ravie.

- Bravo les filles ! C’est super !

- On a les félicitations toutes les deux !

- Je suis tellement fier, vous savez, vraiment fier de vous ! Vous le méritez tant… »

Il y a trois ans, je les avais dans ma classe. Je me rappelle que l’une et l’autre avaient alors des difficultés, particulièrement Aïcha qui sortait d’une année traumatisante, scolairement, humainement, et dont il a fallu rebâtir patiemment la confiance en elle, rafistoler solidement ce qui avait été malmené, pour pouvoir ensuite construire petit à petit sur des bases saines. Ça avait été long, ardu, pénible souvent, désolant parfois (je revois encore son air si triste de ne pas y arriver…), mais elle n’avait jamais lâché. Et elle avait fait des progrès considérables, même si la fragilité n’était jamais loin, pas encore dissipée totalement. Cyrielle avait moins de difficultés mais, très fatigable, semblait toujours flageolante ; elle était lente, faisait régulièrement de grosses erreurs d’inattention ; elle avait du mal garder sa concentration, peinait à franchir les caps, à passer les échelons. Mais dans le courant de l’année elle avait pris son envol, pour de bon, et avait trouvé une vraie régularité à force de travail. Souvent, je les avais prises toutes les deux dans mon groupe d’aide personnalisée, pour leur offrir un peu de temps supplémentaire, au calme avec moi.

Apprendre trois ans plus tard qu’elles caracolent en tête de leur classe, dans un collège plutôt pas mal réputé, me rend profondément heureux… Pas d’orgueil mal placé : je sais bien ce que mes collègues de CM leur ont apporté après moi, je sais aussi qu’elles sont toutes les deux structurées et entourées de leurs proches et que cela joue beaucoup. Quand même, je suis vraiment content de les avoir accompagnées dans leur redressement, leur rétablissement !

Surtout, ce qu’elles ne savent pas ces demoiselles, c’est qu’en établissant ainsi un large pont entre les difficultés d’hier et leur réussite d’aujourd’hui, elles balaient d’un coup la sinistrose qui commençait à me cerner ! Elles donnent sens à tout ceci, à ce noir, à ces gris, aux matins laborieux, aux après-midi dépitées. Elles justifient les tunnels sans lumière, les déconvenues à répétition, les maux de tête aussi, les cheveux arrachés, l’ouvrage cent, mille fois remis sur le métier. Tout ceci n’est pas vain.

Quand je les ai laissées, que je suis remonté dans ma classe, j’étais regonflé à bloc, serein à nouveau, fort de ce qu’elles, Aïcha et Cyrielle, étaient venues m’offrir. Je suis utile, et puisque je suis utile, autant s’y remettre. A fond.

 

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