Shéhérazade et les cowboys


Le métier d’enseignant consiste aussi à appréhender les circonvolutions psychologiques des élèves pour mieux leur faire ingurgiter des miettes de savoir… Voici une anecdote concernant une élève parmi trente, sur une journée où bien d'autres choses ont eu lieu…

 

Apprendre les tables de multiplications semble constituer pour l’enfant du 21ème siècle un bien pénible labeur, aussi le pédagogue ne ménage-t-il pas sa peine pour aider ses élèves dans leur tâche. En ouverture de la séance quotidienne de mathématiques, et entre autres choses, on joue dans ma classe au « jeu des cowboys ». Les règles en sont simples : deux élèves au tableau, face à face, mains dans le dos. Au signal, chacun indique à son adversaire un nombre de doigts, qu’il doit multiplier par celui que l’adversaire lui indique en retour. Le premier qui donne le résultat correct marque 1 point, le premier parvenu à 3 points l’emporte.

Très vite les élèves adorent ce jeu (au point d’y jouer dans la cour pendant la récréation), malgré ou peut-être à cause de l’adrénaline générée par la dimension duelle. Cela les incite à réviser leurs tables et il n’est pas rare de voir un élève, une fois son travail terminé, sortir son cahier et repasser dans la perspective prochaine du jeu quotidien.

Ce jour-là je demande à Tom et Shéhérazade de venir au tableau.

6 x 7… « 42 ! ». Un point pour Tom. Shéhérazade, déjà peu enthousiaste, fait la moue.

8 x 4… « 32 ! ». 2-0 pour Tom. La moue de Shéhérazade se fait plus boudeuse, le menton relevé, les lèvres pincées.

« De toute façon, je suis nulle en tables !, marmonne-t-elle.

- Shéhérazade, joue le jeu s’il te plaît ! ».

Au troisième duel, Tom est le seul à présenter des doigts ; Shéhérazade a gardé derrière elle ses mains, bien cachées derrière sa mauvaise humeur. Je la rappelle à l’ordre : « Shéhérazade… ».

De mauvaise grâce, elle présente 8 doigts levés à Tom, qui l’achève des neuf siens : « 72 ! ». 3-0, Shéhérazade est déjà de retour à sa place.

« La prochaine fois, même si vous m’interrogez, je ne viendrai pas au tableau ».

Conscient que le clash est proche et qu’il vaut mieux reprendre l’épisode à froid, je clos momentanément d’un ton que je veux également dosé de fermeté et de compréhension.

« Tu viendras si je te le demande ».

J’entends presque son « on verra », qu’elle contient juste à temps.

 

Le jeu continue dans la joie et la bonne humeur avec d’autres élèves mais mon attention est fausse : je regarde du coin de l’œil Shéhérazade, le front bas et buté, l’œil noir et perdu quelque part au-delà de la fenêtre, dans le ciel gris et immobile.

Je la connais, la miss, et je sais ce qui se passe dans sa petite tête. Généralement très en réussite, elle n’est pas habituée à se retrouver en situation d’échec, a fortiori devant toute la classe, et son gros caractère achève de creuser le fossé entre elle et les cowboys.

Je me dis aussi que je touche aux limites de mon jeu qui, en exposant au regard du public les élèves s’affrontant, peut susciter sinon des blocages tout au moins des inhibitions. Je mise habituellement sur l’excellente ambiance qui règne dans cette classe, l’émulation collective, l’envie de jouer surtout car c’est et ce doit rester un jeu mathématique sans enjeu.

Je me dis que je dois essayer de rattraper ma Shéhérazade, ça m’embêterait de la perdre à ce jeu-là, que le blocage perdure en multiplication ; je me dis aussi qu’il est important de rappeler à tous qu’un élève ne peut décider de sa participation ou non à une activité de la classe, c’est à moi de décider.

 

Lorsque l’heure de la récréation arrive et que la classe dévale les deux étages menant à la cour, je descends aux côtés de Shéhérazade.

« Qu’est-ce qui s’est passé, tout à l’heure ?

- Je suis nulle en tables, boude-t-elle toujours.

- Ce n’est pas vrai, tu n’as pas trop mal réussi tes multiplications sur le cahier, après.

- … Depuis l’année dernière j’arrive pas à les apprendre bien, mes tables… De toute façon, je vous ai dit, je viendrai plus jouer aux cowboys.

- … Shéhérazade, ce n’est pas à toi de décider si tu participes ou pas à une activité en classe… Je te propose ceci : à midi, tu restes avec moi au soutien, et on verra ensemble comment améliorer ta connaissance des tables. Tu ne seras pas la seule ».

Ça n’appelait pas de réponse, elle n’a rien dit.

 

Au soutien, j’ai gardé quatre élèves, dont Shéhérazade, tous embêtés avec leurs tables de multiplication.

« Voilà ce qu’on va faire. Vous allez d’abord revoir vos tables dans le cahier, de la manière qu’on a décrite ensemble. Vous savez que c’est là que vous devez faire votre effort, je ne peux rien pour vous lors de cette étape. Puis je vous mettrai sur l’ordinateur en fond de classe. J’y ai installé un logiciel qui vous permettra de vous tester chacun votre tour ».

Tous trois sont allés à leur table et à leurs tables.

Après 15 minutes de révisions, puis d’interrogations mutuelles, je les ai mis sur le logiciel, censé tester leur rapidité à répondre. Shéhérazade, de meilleure composition que le matin, travaillait avec sérieux, comme les autres du reste. L’ambiance était bonne, et les résultats des uns et des autres au test allaient s’améliorant. Pour finir la séance, j’ai proposé un petit « cowboys ».

« On est entre nous, personne ne vous regarde, soyez tranquille ».

Pendant que deux de ses camarades jouaient, j’ai observé Shéhérazade ; manifestement rassurée par le travail de révision accompli et les résultats au test du logiciel, mise en confiance par le contexte plus confidentiel, elle se prêtait au jeu et paraissait prête à accepter un nouveau duel…

« Shéhérazade et Pedro, maintenant ».

Bingo, les voilà tous les deux mains dans leur dos.

5 x 7, 35. Un point pour Pedro.  Shéhérazade pince les lèvres, mais semble déterminée.

8 x 3. Deux points pour Pédro. Aïe. Début de découragement.

7 x 4. Point pour Shéhérazade, qui souffle.

9 x 3. Point gagnant pour Pedro…

… Shéhérazade se renferme : « Vous voyez je suis nulle, je vous dis. En tout cas, les cowboys, c’est fini ». Elle semble à la fois contente de me montrer qu’elle avait raison, et tellement triste d’avoir raison… C’est l’heure de la cantine, le groupe sort. Et merde.

J’ai besoin de manger, moi aussi.

 

« Shéhérazade, je vais te dire les choses très franchement, très clairement. Tu es une fille très intelligente, je sais que tu connais bien tes tables, mais tu te mets la pression toute seule. Je sais que ce jeu peut parfois vous mettre dans des situations pas évidentes, mais c’est aussi le but : vous permettre de mobiliser vos tables dans un environnement difficile. Ainsi quand vous serez seul sur votre multiplication, ce sera beaucoup plus simple. Je sais aussi que ce n’est pas facile d’apprendre ses tables, c’est pour cette raison que j’essaie de vous aider en vous présentant des activités et de petits jeux, celui-là ou d’autres, qui vous permettent d’apprendre, de réviser, de vous tester. Maintenant, si tu ne veux pas participer aux cowboys, c’est dommage, mais moi je ne vais pas te faire la guerre. Il faut que tu comprennes que mon but est de vous permettre à tous de maîtriser vos tables de multiplication, et que vous n’ayez plus de souci là-dessus l’année prochaine. Tu es une grande fille, si tu ne veux pas faire la partie du chemin qui te revient, c’est ton problème, Shéhérazade. Pour ma part, il y a d’autres élèves qui ont besoin de moi et qui eux, veulent bien essayer de se battre contre leurs difficultés. Je ne t’interrogerai plus à ce jeu, c’est toi qui lèveras la main quand tu le voudras ».

Tel est le discours que je tenais à la demoiselle, au retour de la cantine.

 

… Cet après-midi-là, il a plu tant et tant que j’ai gardé mes élèves dans la classe pour la récréation. Permission de jouer à des jeux calmes. Aussitôt, de petits groupes se forment : cartes Pokemon, pogs, blabla divers, et aussi, 2 ou 3 groupes de cowboys, bientôt un peu bruyants d’ailleurs, mais que voulez-vous. Et voilà que Shéhérazade s’approche d’un groupe de cowboys… Que bientôt elle propose un duel à une copine… Dans le brouhaha tranquille de la salle, je n’ai que l’image pour estimer la scène. Peu à peu, le sourire naît sur les lèvres de Shéhérazade. Elle gagne, elle perd aussi... Elle gagne surtout, à en juger par son air réjoui… Elle change d'adversaire, les duels s'enchaînent, victoires, défaites... Victoire !

A la fin de la pause, sur le chemin la menant à sa place, elle passe devant mon bureau, et me sourit d’un sourire que je ne suis pas prêt d’oublier.

 

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Illustration : Jean-Luc Brégeon