Pourquoi la grève du 15 décembre ne va pas marcher


« L’actualité sociale » devrait être assez riche la semaine prochaine. Avant les vacances et le passage en mode dinde aux marrons, deux grèves sont à prévoir pour le prix d’une. La première aura lieu mardi 13, « contre l’austérité budgétaire » et touchera de nombreux services publics. Deux jours seulement à patienter pour la seconde, une grève rien qu’à nous qu’on n’a pas voulu partager avec les autres : le 15 décembre, les profs sont appelés à se positionner contre le projet de décret sur « l’évaluation des enseignants ».

Autant le dire tout de suite, j’ai un problème avec tout ça.

D’un côté je suis assez remonté, les lecteurs assidus de ce blog l’auront noté, par ce que j’observe, ce à quoi j’assiste, les couleuvres avalées et celles à venir.

D’un autre côté je suis persuadé que la grève du 15 sera un échec (celle du 13 aussi) et qu’elle n’est pas la bienvenue.

 

Les raisons de la colère

On a déjà parlé ici du projet de décret sur l’évaluation des enseignants. On rappellera juste qu’il envisage deux modifications majeures : 1. Ce sont désormais les chefs d’établissements qui vont évaluer les profs, et de cette seule évaluation assortie d’un entretien annuel dépendra l’évolution de carrière. 2. Cette évolution de carrière est sévèrement ralentie par la mise en place d’une nouvelle grille d’avancement, qui va très sensiblement affaiblir le pouvoir d’achat des enseignants sur la durée.

Les principaux reproches des syndicats : "Le rôle majeur du supérieur hiérarchique : IEN [inspecteur] dans le premier degré et positionnement du chef d'établissement comme seul évaluateur dans le second degré;  le contenu de l'évaluation : elle ne porterait plus principalement sur l'activité en classe avec les élèves;  le déroulement ralenti des carrières, sans transparence renforçant inégalités et injustices".

En conséquence, une « journée d’action » a été décidée. Historiquement, culturellement, la première réaction est la grève.

 

Division syndicale

Il y a une certaine unanimité dans la profession pour dire que ce projet de décret, en l’état actuel, est peu adapté aux réalités du terrain, d’une part, et qu’il constitue une mise en pratique inappropriée des conceptions managériales et libérales typique du gouvernement en place, d’autre part.

Lundi dernier, le Sgen-Cfdt annonçait un peu pompeusement avoir obtenu du ministère l’ouverture de négociations et la mise en place d’un agenda social qui pourrait déboucher sur un texte soumis à la signature des syndicats. En conséquence il suspend sa participation à la grève du 15 décembre.

En réaction à cette désaffection, les autres syndicats ont publié un communiqué afin de confirmer la grève : le ministre ayant annoncé ne pas vouloir discuter précisément sur les points cruciaux cités ci-dessus, le terme de « simulacre de négociation », galvaudé et pourtant adapté, a été lâché. (Toutes les réactions ici, il faut descendre un peu).

Première victoire pour le ministère : la division syndicale…

 

La grève est vouée à l’échec

Ce, pour plusieurs raisons.

1. L’évaluation des enseignants est un dossier perdu d’avance face au grand public, qui pense globalement que « c’est normal d’être évalué, y a que les enseignants qui ne veulent pas ». Peu importe les subtilités, peu importe qu’on soit déjà évalué, peu importe les problèmes posés par les modalités d’évaluation du projet, le grand public ne verra jeudi 15 dans la rue que des profs qui ne veulent pas être évalués, qui ne sont pas dans leurs classes et qui emmerdent le monde.

2. La question des salaires a été désamorcée par Chatel.

En annonçant une semaine à peine après la publication du projet de décret que les jeunes enseignants allaient être revalorisés, Luc Chatel a frappé un grand coup. Les médias n’ayant fait comme souvent que relayer la parole officielle sans nuance et sans examen réel, le résultat de cette madrée communication doit avoir dépassé les espérances du ministère : la plupart des français est aujourd’hui persuadée que les profs commencent à 2000 € nets et que les enseignants ont reçu + 18% en 4 ans… Alors que : l’augmentation concerne 13 % des profs, dont la moitié à hauteur de 20 € par mois (mazette !), pour une entrée dans le métier à peine au-dessus de 1600 € nets. Le tout financé avec l’argent économisé grâce à l’avancement plus lent des profs dans leur carrière… (Pour plus de désintox, voir la rubrique du même nom ici, ou se reporter au précédent billet de ce blog).

Quoiqu’il en soit, impossible le 15 de se plaindre de la baisse de pouvoir d’achat des enseignants, conséquence de la nouvelle grille d’avancement : Chatel a solidement ancré l’idée opposée dans la tête du plus grand nombre (journalistes et leaders d’opinion compris).

3. Il y a une autre grève le 13

On l’a dit, deux jours plus tôt aura eu lieu une grève unitaire associant l’ensemble de la fonction publique, et qui d’autre voudra. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’à l’origine il ne devait pas y avoir de grève ni de manifestation mais seulement des rassemblements : sans doute pensait-on alors que le moment était mal choisi pour une grève.

Que penser alors de cette bienheureuse idée d’une grève des profs deux jours après une grève unitaire qui n’y croit déjà qu’à moitié, et promet d’être elle aussi un échec ?

On comprend l’idée, pourtant. Le mot d’ordre est différent : la grève du 13 est contre la rigueur budgétaire, alors que la grève enseignante du 15 porte sur un point spécifique à l’éducation. Elle risquait de se noyer dans la première et de perdre ainsi toute résonnance, d’où la nécessité de choisir une autre date pour se faire entendre.

Se faire entendre par qui ? Là est la question.

4. Les gens ont déjà la tête à Noël

« Quel grand événement aura lieu 10 jours avant le 25 décembre, cette année ? La grève des profs ». Cette vanne qui circule parmi les profs sceptiques est une manière de rappeler que l’ombre de la plus grande fête annuelle, avec toutes les préoccupations afférentes, écrasera toute actualité pas suffisamment mobilisatrice aux yeux du grand public. A moins de faire défiler François Cluzet et Omar Sy en tête de cortège le 15, le coefficient de sympathie de la grève auprès des français risque d’approcher le zéro…

Le mammouthologue révèle d’ailleurs sur son blog qu’ « au cabinet du ministre, on se réjouit d'avoir « coupé l'herbe sous le pied » des syndicats en diffusant ces textes en toute fin d'année, un moment peu propice aux manifestations et aux mobilisations d'ampleur. »

5. Le relais médiatique sera médiocre, au mieux

Comme le temps de cerveau disponible du grand public sera déjà faible vu la proximité de Noël, on ne peut pas non plus miser sur le 20 h de TF1 (ni sur les autres, en fait) pour faire l’ouverture du JT sur un dossier de 8 mn expliquant les raisons de la grève de manière nuancée, circonstanciée, pédagogique, allant à la rencontre de nombreux acteurs sur le terrain. Comment ça, même les autres jours de l’année ce n’est pas le cas ??!!!

Blague à part, je veux bien miser mon treizième mois sur un traitement lapidaire de 45 secondes, 20 pour les réactions du ministre et 25 pour le mécontentement des usagers contre ces paresseux de profs irresponsables et privilégiés.

 

Bonne grève, mauvaise grève

Bon. Si j’ai bien compris, nous voici face à une grève qui aura peu de visibilité, dont le message complexe et pointu aura grand mal à passer, qui ne sera pas ou mal relayée dans les médias, qui n’a pour ainsi aucune chance de provoquer autre chose auprès du grand public qu’incompréhension, agacement et ressentiment, qui va donc contribuer à brouiller l’image des enseignants, une grève qui n’a que peu de chance de placer les syndicats en position de force vis-à-vis du ministère, mais qui va au contraire affaiblir la parole des premiers et renforcer la méthode du second.

Quelqu’un peut-il m’expliquer l’intérêt d’une telle grève ?

Je pense pour ce qui me concerne qu’il y a de bonnes grèves et de mauvaises grèves, et que la qualité et la portée des revendications des bonnes grèves seraient décuplées par la disparition des mauvaises. Trop de grève tue la grève, or la grève doit vivre fort et haut. C'est un mode d'expression intéressant, un outil qui peut être efficace si on l'utilise avec parcimonie et à-propos.

La réaction naturelle, mécanique, qui consiste à faire grève pour dire son désaccord, son mécontentement, est obsolète, contre-productive et pour tout dire un peu stupide.

Une grève est un message, il faut bien réfléchir à sa formulation, à son contenu, se poser la question du destinataire, observer la qualité du contexte, chercher à savoir quelles sont les chances de se faire entendre. Tout message mal porté contribue à brouiller le discours de l’émetteur.

Autrement dit la pertinence d’une grève doit se mesurer à l’impact qu’elle peut avoir, négatif et positif finement soupesés, aux conséquences potentielles eu égard à des objectifs clairement établis.

 

L’heure est à la guerre de la communication et aux stratégies d’occupation du champ médiatique, c’est comme ça, et ce gouvernement a pris une avance considérable sur ces sujets.

Par ailleurs, il faut trouver d’autres formes d’action.

 

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