Evaluation en maternelle, la levée de boucliers (et pourtant...)


L’éducation a été à la Une toute la semaine… Le suicide et le « malaise enseignant », en premier lieu, avec la dramatique immolation d’une prof de maths dans la cours de récréation de son lycée. On l’a déjà dit ici et on le redit : les enseignants constituent une population particulièrement exposée au suicide. La profonde morosité actuelle et la dégradation vertigineuse des conditions de travail ne font qu’accentuer les risques de passage à l’acte.

Le redoublement a été abordé suite au bref et brouillon échange entre François Hollande et Martine Aubry lors du dernier débat des primaires socialistes. Il y aurait beaucoup à dire sur cette intéressante question, on y reviendra.

… L’évaluation en maternelle, enfin, a semblé frapper les esprits à en juger par les réactions exacerbées et les montées au créneau généralisées. Parlons-en.

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De quoi s’agit-il exactement ?

Tout est parti des révélations du Monde, qui s’est procuré un document intitulé « Aide à l’évaluation des acquis en fin d’école maternelle », un document de travail au centre de réunions entre le Ministre et les inspecteurs d’académie concernant l’opportunité d’une évaluation de tous les élèves de grande section.

Il propose une évaluation en trois étapes, mise au point par le laboratoire Cogni-Sciences de l’Université de Grenoble :

La phase 1 se déroule en novembre et décembre, elle consiste en une évaluation par l’enseignant du comportement à l’école, du langage, de la motricité, de la conscience phonologique.

La phase 2 consiste en un entraînement progressif conduit par l’enseignant lors de l’aide personnalisée, pour les élèves révélés lors de la phase 1. Ces élèves sont pris en petit groupe tous les jours pendant 30 minutes les mois suivants.

La phase 3 a lieu en fin d’année et consiste à faire passer deux épreuves individuelles et trois séries d’épreuves collectives en petits groupes. Elle évalue : la compréhension des consignes, la compréhension du texte lu, la maîtrise du vocabulaire, la phonologie, la reconnaissance des lettres, la connaissance des nombres, etc, et aussi « devenir élève ».

Les résultats doivent permettre de mesurer les progrès accomplis depuis le début de l’année et « de repérer les besoins de chaque élève en prévision de l’arrivée au cours préparatoire ».

Le projet propose deux classifications d’élèves en difficulté : l’élève « à risque » et l’élève « à haut risque », qui « doivent bénéficier de la mise en place d’activités pédagogiques, en petit groupe, intensives, adaptées ».

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Les réactions

Les syndicats enseignants au grand complet, les associations de parents d’élèves et de nombreuses autres associations ont immédiatement dénoncé un « projet honteux », « absurde, contre-productif et un peu effrayant ».

Le principal grief qui lui est fait est de préparer un fichage des élèves, tout au moins une catégorisation. On sait l’aversion des français pour toute idée de fichage, mais cette réaction viscérale vient en l’occurrence de ce que le projet évoque deux précédents : un rapport de l’Inserm et un autre du député Benisti. Le premier préconisait d’identifier les élèves présentant un « trouble des conduites », médicalisant selon les observateurs des questions pédagogiques et sociales. Le second s’était fait remarquer en demandant le dépistage dès trois ans des enfants « déviants » et en associant bilinguisme et échec scolaire (un bilinguisme problématique à chercher plus du côté français/bambara que du côté français/anglais, vous pensez bien).

Un autre reproche fait au projet est la stigmatisation des élèves appelés à être gardés en petits groupes par l’enseignant et leur « formatage ». Là-dessus, rien de nouveau ne pourra être constaté puisque l’aide personnalisée, créneau retenu pour regrouper les élèves, existe déjà. Les opposants au projet auraient mieux fait de dénoncer le fait que l’enseignant serait seul à prendre en charge des élèves dont les difficultés ne relèvent pas que du scolaire.

Les termes utilisés, « à risque », « à haut risque », ont choqué. Le ministère est déjà revenu dessus, arguant qu’ils sont une traduction directe et malencontreuse de l’anglais. Le plus étonnant est que nulle part dans le document on ne comprend exactement de quel risque il s’agit !

La partie « devenir élève » semble poser problème : on reproche notamment d’évaluer la politesse, ce qui place selon certains l’évaluation du côté de la morale et plus de la pédagogie. Personnellement, mais peut-être est-ce parce que je suis enseignant et que j’exige la politesse de mes élèves, cela ne me choque pas qu’on évalue la politesse ni qu’elle soit considérée parmi les comportements exigibles en fin d’école maternelle.

Il n’y a pas que ça qui me chiffonne. Je dois avouer que le côté systématique, univoque et très convenu des réactions d’opposition au projet m’a quelque peu gêné. Je n’ai pas de grande sympathie pour ce projet qui me paraît bancal et surtout malhonnête, mais je trouve que majoritairement, il n’a pas été attaqué là où il aurait dû l’être. Et l’aspect angélique de certains propos m’a beaucoup crispé. A force de ne pas vouloir parler de ce qui fâche, on risque gros.

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Oui, on sait dès la maternelle que certains élèves ont besoin d’un suivi particulier

Bien sûr, les enfants ont le droit d’évoluer à leur rythme, et on se méfiera des soi-disant « retards » des uns ou des autres. Mais ne soyons pas hypocrite : quiconque a travaillé en maternelle sait très bien qu’on peut identifier de manière assez nette certains élèves présentant ou posant des difficultés, qu’elles soient scolaire ou comportementales et ce dès 3 ou 4 ans. Il faut cesser cette posture politiquement correcte qui voudrait qu’en maternelle les élèves ne sont pas encore marqués par leur parcours, notamment familial et social.

Dépister les élèves en difficulté, les signaler pour pouvoir les prendre en charge le plus tôt possible, apporter une aide et un suivi social à certaines familles, oui, mille fois oui. Depuis la rentrée dans mon école, j’ai par deux fois entendu des membres du Réseau d’Aides Spécialisées aux Elèves en Difficulté (RASED) s’étonner de ce que tel élève de CP ou de CE1 n’ait pas été repéré plus tôt. En grande difficulté, ces élèves pâtissent aujourd’hui de n’avoir pas été signalés avant. Quand on sait qu’il faut des mois pour contrebalancer le peu de personnel disponible, la difficulté à se réunir, le manque de possibilité de prise en charge, la lenteur administrative, on regrette d’autant d’avoir perdu tant de temps en ne signalant pas plus tôt, dès la maternelle.

Mais cela doit être fait par du personnel formé et qualifié (l’enseignant de la classe ne doit s’occuper que de la partie pédagogique et des apprentissages, il n’est ni spécialisé, ni médecin, ni rééducateur) et surtout cela doit déboucher sur la mise en place d’un suivi adapté, sans quoi tout ceci n’a aucun sens. Or ce que propose le document du ministère est plus que problématique : c’est à l’enseignant de tout évaluer et la seule aide envisagée est l’aide personnalisée, déjà en place, peu efficace et pas du tout adaptée en l’occurrence. De ce point de vue, on peut être très inquiet sur le peu de profondeur de vue du ministère. Mais on croit comprendre que tout ceci doit se faire sans surtout verser un centime, c’est-à-dire avec ce qu’on a sous la main : les enseignants, désormais intronisés spécialistes de toutes les difficultés possibles et imaginables et parés de vertus médicales et sociales.

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Oui, on peut évaluer en maternelle

Il est également très agaçant d’entendre les oies blanches s’offusquer à l'idée qu’on évalue à l’école maternelle. D’abord parce que l’évaluation y existe déjà, merci bien pour les enseignants qui font leur boulot, ensuite parce qu’il y a en filigrane dans cette assertion l’idée que l’école maternelle n’est pas digne d’être évaluée, que ce qui s’y fait n’est pas du « vrai travail », qu’elle est une simple garderie. On a suffisamment entendu de ministre nous dire qu’on ne faisait qu’y changer les couches pour ne plus accepter ça. C’est exactement de cette manière qu’on va dévaluer la maternelle, et ouvrir la porte aux kindergarten que voudraient mettre en place les libéraux de ce pays. Alors, oui, l’école maternelle, C’EST L’ECOLE, et en tant que telle, on peut l’évaluer et y évaluer. Il est légitime d’évaluer un système, ses élèves, les résultats, MAIS cela doit être fait différemment de ce qui se fait en ce moment et qui a été sévèrement condamné par le dernier rapport du Haut Conseil à l’Education.

… Et puis… Allez, jetons un pavé dans la mare : il y a trop d’écarts entre les écoles maternelles, majoritaires, qui bossent, avec des équipes dynamiques et des projets cohérents, et les écoles maternelles, peu nombreuses certes, où l’on ne travaille pas beaucoup (pour dire les choses gentiment). Sous prétexte que le contenu des programmes de maternelle (pourtant complets) serait plus flou, plus complexe à identifier, trop d'enseignants de maternelle ne proposent pas d’apprentissages dignes de ce nom ou s’investissent a minima.

J’ai vu, de mes yeux vu (je l’ai même remplacée), une maîtresse de petite section qui ne connaissait pas encore le nom de ses 30 élèves au mois de mai. Dans la ville où j’enseigne, une maîtresse de petite section a demandé aux parents de ne pas amener leur enfant l’après-midi à l’école : de toute façon, elle n’est là que le matin (précision : ce type de « mi-temps » n’existe pas, je n’ai toujours pas compris que sa hiérarchie ne l’ait pas sanctionnée…). Combien d’enfants de maternelle ne font de la gym une fois par mois ? De la peinture, de l’encre une ou deux fois dans l’année ? Et, plus grave, sans réel objectif pédagogique ? J’ai d’autant moins de scrupules à dénoncer ces comportements que j’ai vu et je vois comment on travaille dans des écoles maternelles qui fonctionnent parfaitement (heureusement la grande majorité) et cette différence de traitement m’est insupportable. Elle est dangereuse pour l’avenir de l’école maternelle : répétons-le, certains n’attendent que ça pour démontrer son inutilité. L’école maternelle doit fonctionner, partout.

df

Evaluer, bon, et après ?

Evaluer, évaluer, évaluer, ce gouvernement n’a que l’évaluation à proposer, voilà le problème. Un peu comme un entraîneur qui se contenterait de chronométrer encore et toujours son athlète en lui disant « bien » ou « pas bien », sans jamais lui proposer d’entraînement ni élaborer de dispositif d’encadrement pertinent sur la base de ces résultats.

Evaluer, pour quoi faire ? Si c’est pour disposer d’une base de données des élèves « à risque », alors en effet on va avoir du mal à dissuader les tenants de la thèse du « fichage ».

Si c’est pour disposer d’éléments individualisés contenus dans des dossiers circonstanciés et totalement privés destinés aux équipes d’enseignement et d’encadrement, alors oui. Problème ? Les personnes à qui ces informations pourraient être utiles sont en voie de démantèlement ! Les RASED sont les plus durement touchés par les suppressions de postes : chaque année depuis 2008, les RASED sont amputés de 20 à 25 % de leurs effectifs. En 2012, les effectifs passeront de 12 000 à 9 000. Dans ma circonscription, la maîtresse spécialisée doit être en charge d'une vingtaine d’école. Dans mon école, elle ne peut s’occuper que d’une dizaine d’élèves sur 350, et encore, 40 minutes par semaine…

Apparaît alors toute l’hypocrisie et la malhonnêteté d’un gouvernement et d’un ministère qui lance des évaluations à tout-va et démantèle par ailleurs les structures pouvant apporter de l’aide aux élèves que lesdites évaluations auront pointés comme étant en difficulté. Une aberration qui trahit une fois de plus une politique sans réelle articulation, sans vision, allant en tous sens telle une poule sans tête.

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Nota : intéressant débat sur la question le 19 octobre sur France Culture, dans l'émission Rue des Ecoles.

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