Le pouvoir du livret scolaire


Beaucoup de parents ont du mal avec les nouveaux livrets scolaires. A la fin de chaque trimestre ils voient débarquer un pavé de 6 à 10 pages remplies de dizaines compétences à la limite du jargon, validées par une date, une lettre, une note symbolisant des degrés et niveaux d'« acquisition »… Même avec la meilleure volonté du monde et armé d’une angélique patience, il faut être sacrément persévérant et aimer aller au fond des choses pour comprendre le contenu du livret, et même simplement en achever la lecture. Chers parents, vous voyez de quoi je parle ?...

Bien sûr, c’est au moment où votre perplexité atteint son comble que la voisine sonne à la porte : elle n’a pas tout bien compris au livret du petit dernier et vient vous demander de l’aide. Las ! vous ne lui êtes d’aucune utilité, puisqu’il ne s’agit pas du même livret que celui de votre enfant ! Vous vous plongez donc dans les livrets ensemble : une confrontation permettra sans doute, vous dites-vous, de percevoir une cohérence globale, de faire émerger les lignes de force qui donneront du sens à tout ce charabia. Bonne chance quand même.


Certes, si les parents ont du mal avec ce nouveau système, c’est qu’il est très différent de ce qu’ils ont eux-mêmes connu. On compare toujours l’école d’aujourd’hui, même nous, professeurs, avec celle de notre enfance.

Autrefois, on avait une feuille cartonnée recto, avec chaque matière, pour chaque matière une note et éventuellement un commentaire succinct. A la fin, un commentaire général.

Depuis quelques années la manière d’évaluer les élèves a pris une autre direction : on ne note plus tant un niveau qu’on évalue ce que l’élève sait ou pas, ce qu’il sait faire ou pas. Ca s’appelle les compétences, ça vient tout droit du monde de l’entreprise (« à quand remonte votre dernier bilan de compétence, Cruchot ? ») et ça donne les livrets du même nom.

Le principe est de diviser chaque domaine en sous-domaine, lui-même quadrillé de compétences que les élèves doivent acquérir durant l’année : par exemple, Français / Vocabulaire / acquisition du vocabulaire / compétence 21 « utiliser à bon escient des termes appartenant aux lexiques des repères temporels, de la vie quotidienne et du travail scolaire ». Il y en a plus d’une centaine comme celui-ci. Alors forcément il arrive qu’un parent vienne voir l’instit et lui dise « bon j’ai bien tout lu votre livret, mais dites-moi, mon fils, il est bon ou pas en classe ? ».

L’administration de l’Education Nationale a une grande part de responsabilité dans ce qu’on peut appeler, sinon un échec, au moins un beau bordel. Le ministère a fait une belle bêtise il y a des années quand, en imposant le passage au livret de compétence, et donc à l’évaluation selon ces principes, il n’a pas tracé la voie de manière claire et nette :

- il n’a pas communiqué auprès des enseignants, pour qui cette culture évaluative est plus que nouvelle : étrange, voire étrangère ;

- il ne les a pas formés à cette nouvelle manière de faire, ce qui a entraîné de nombreuses réticences et des disparités terribles dans la mise en œuvre ;

- il n’a pas imposé un calendrier commun, chaque académie, circonscription, école étant plus ou moins libre de faire comme bon lui semblait, quand bon lui semblait ;

- surtout, et c’est le plus gênant pour nous sur le terrain, il n’a pas donné un exemple précis de ce qu’il fallait faire concrètement : un livret exemplaire faisant autorité, sur lequel on aurait pu s’appuyer ;

- en amont de tout ceci, l’administration n’a pas réfléchi à la différence entre ce qui peut constituer un outil de travail pour les enseignants et ce que doit être un outil de communication avec les parents.

A l’automne dernier, dans mon école, on est enfin passé au livret de compétence (oui, je sais, incroyable). Ca a été l’occasion d’une belle foire d’empoigne, entre ceux qui juraient que le livret en question ne passerait pas par eux, ceux qui voulaient bien mais qui ne savaient pas comment, ceux qui savaient mais qui justement ne voulaient pas... On a passé plusieurs semaines à travailler sur un livret commun à partir des consignes données par l’inspection et des informations dont on disposait, notamment ce qui se faisait déjà ailleurs. Je ne mens pas en disant qu’en trois semaines, trois directives contradictoires, proposant des pistes divergentes et des modalités de mise en œuvre très différentes nous sont parvenues, nous obligeant à revoir notre copie, à faire de nouvelles réunions, à trouver de nouveaux créneaux horaires pour nous rencontrer. Je rappelle ici que notre métier est d’enseigner aux enfants, voilà pourquoi on parle de dérive administrative du métier.

Dérive que le livret de compétence vient valider : on passe un temps fou à les faire, ces livrets !  On passe un temps fou aussi à faire des évaluations, parfois dans le seul but de pouvoir remplir des cases : bientôt on passera plus de temps en évaluation qu’à travailler sur de nouvelles notions.

df

Et pourtant, quel bel outil que le livret scolaire… C'est un levier extraordinaire, un outil de communication de premier plan, aux pouvoirs immenses.

Véritable juge de paix, objet solennel s’il en est, le livret cristallise autour de lui une concentration, une écoute, une convergence familiale que l’instit peut avoir grand mal à obtenir par ailleurs. Les familles les plus absentes, les moins concernées par l’école vont consacrer une attention au livret que l’instit ne trouvera pas forcément le reste de l'année. Les familles les plus concernées, les plus présentes dans la scolarité de leur enfant, celles que l’enseignant n’a aucun mal à rencontrer, avec qui il est en contact quasi-permanent, vont elles-aussi accueillir le livret le cœur battant.

Jamais dans l’année le triangle éducatif enfant-parent-enseignant n’est aussi resserré et signifiant qu’avec le livret.

Cette importance quasi-démesurée du livret scolaire donne un poids considérable à ce qui y figure. Pour ce qui me concerne, conscient du pouvoir qui est le mien, je passe beaucoup de temps sur les livrets. Surtout j’utilise à plein la possibilité qui m’est offerte de dire ce que je pense de l’élève et de son travail via le commentaire final. Je passe entre vingt et trente minute par élève juste pour cette appréciation, relisant l’ensemble du livret, décryptant chaque compétence, me remémorant le trimestre de l’élève, son travail, les petites choses que j’ai notées, dans son évolution, son attitude… Je choisis mes mots avec grand soin : je sais qu’ils vont porter. J’essaie d’être le plus précis possible, de dire où se situent les réussites de l’élève, son évolution générale, je donne des pistes de travail pour le trimestre ou l’année suivante, je tente de donner un aperçu de ce qu’est l’enfant dans la classe, de l’individu que je vois évoluer toute la journée, toute l’année.

Nous sommes nombreux à procéder ainsi. Mais parfois je vois des collègues qui se contentent d’un laconique : « Bon élève, travail sérieux ». La première fois que j’ai dû remplir des livrets, j’ai consulté les « personnes ressources » de l'école (= mes collègues en bon français) pour savoir comment ils faisaient. L’un d’eux m’a dit : « J’ai battu mon record l’année dernière, 24 livrets en 32 minutes ! ».

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