Tremblez, enfants de décembre, votre scolarité est compromise !


Il y a quelques temps maintenant je suis tombé sur un article qui m’a d’abord amusé, avant de me laisser perplexe. « Les élèves de fin d’année ont une scolarité plus difficile », titre Maryline Baumard, qui attaque en disant qu’ « on paie sa vie entière le fait de n’avoir su attendre le 1er janvier pour voir le jour *»… (bigre !).

La journaliste reprend une étude d’un chercheur du CNRS, Julien Grenet, intitulée « La date de naissance influence-t-elle les trajectoires scolaires et professionnelles ? » parue en 2010** et qui affirme par exemple qu’un natif de décembre gagne durant sa vie active 1,5 % de moins que s’il était né en janvier. Vu que je suis moi-même de décembre, cette injustice m’a aussitôt filé un coup de sang (renseignement pris, je touche le même salaire qu’une copine de mars, ouf, mais faut absolument qu’on vérifie avec quelqu’un de janvier).

Le chercheur Grenet et la journaliste Baumard (dans l’article on a parfois du mal à séparer les interprétations de l’une des travaux de l’autre) affirment que tout viendrait de « cette façon assez particulière qu’a l’école française de ne pas tenir compte du différentiel de maturité entre les natifs du début et de la fin d’année ».

Et si c’était l’inverse ? Et si c’était précisément un excès de prise en compte du mois de naissance qui était à l’origine de tout ?...

Revenons sur ce "différentiel de maturité". D’après la journaliste, "les enseignants des petites classes savent bien que les enfants de décembre ont plus de mal ». Ah bon ? Sur quel sondage / enquête / étude / investigation / source fonde-t-elle cette affirmation ? Plus de mal que qui, les enfants de mars ou de juillet ? Plus de mal à quoi, à comprendre, à parler, à raisonner, à sauter, à tracer, à colorier ?...

Certes, de nombreux enseignants de maternelle accordent une importance au mois de naissance. Combien de fois ai-je entendu en maternelle : « C’est un petit, encore, il est de fin d’année » ou « il manque un peu de maturité, il est de novembre ». Soit. Quand on a 3 ans et 8 mois on est dans l’absolu un peu plus mature que le copain de 3 ans et 2 mois (à cet âge, ça fait quand même 15 % de vie en plus). Je dis dans l’absolu, car on admettra que l’âge n’est qu’un critère de maturité parmi de nombreux autres dont on peut penser qu’ils ont autant voire plus de poids : la personnalité, la situation familiale, le milieu social, l’éducation, le rang dans la fratrie, l’histoire personnelle, etc.

Le problème vient de ce que justement les instits comme les parents ont tendance à accorder beaucoup trop d’importance au critère de l’âge au détriment de tous les autres. Est-ce parce que c’est un critère « objectif », chiffré, mesurable ? Il doit y avoir de ça. Je pense quant à moi que l’âge importe uniquement en ce qu'il indique a priori un stade de développement psychique et physiologique de l’enfant, lequel se fait dans un certain ordre et à une certaine vitesse, merci Piaget.

Mais ce qui peut valoir quand on a 36 mois ne devrait plus être significatif arrivé à 8 ou 10 ans, non ? L’écart de quelques pourcents d’âge ne saurait faire sens : les enfants de CE2 sont au même stade de développement psychique et physiologique, dans l’ensemble ! Il n’y donc pas de raison de continuer à croire que les natifs de fin d’année sont un peu en retard ou manquent de maturité, sauf à croire que l’écart originel de quelques mois a produit une sorte de handicap qui non seulement perdurerait mais s’alourdirait, de sorte que l’écart resterait significatif bien que se réduisant chaque année.

Parmi les instits que j’ai croisés en dix ans ou ceux que je côtoie chaque jour, une grande majorité pense manifestement que le mois de naissance a une importance dans la scolarité au quotidien. Combien de fois chaque année j’entends, en salle des maîtres, en conseil de cycle, dans la cour de récré, où sais-je :

« Pfff, il a du mal, lui…

- Oui mais c’est normal il est de novembre ».

Ou bien :

« Elle a des difficultés, en compréhension…

- … elle est de quel mois ?

- Décembre.

- Ah ben c’est pour ça ».

Ou encore :

« Qu’est-ce qu’il est bébé !

- … il est de fin d’année ?

- Ben oui ! ».

Et les parents ne sont pas en reste, les mêmes propos sont tenus à la sortie de l'école !

J’ai demandé à ma voisine de classe (ça y est, elle est revenue de stage, sa classe est à nouveau calme !) ce qu’elle en pensait. Elle m’a répondu de son accent chantant :

« Eh bien je pense moi que c’est des fadaises ! Je veux bien croire qu’il y a une petite différence en maternelle, mais après ?... J’ai croisé des enfants de fin d’année assez en avance, d’autres tout à fait dans la moyenne, d’autre qui avaient des difficultés. Et pareil pour ceux du début d’année ! Le problème c’est que les collègues qui pensent que les enfants de fin d’année sont moins matures en croisent statistiquement un qui va les conforter dans leur idée… »

Bien sûr il va être difficile d’aller contre les chiffres amenés par le chercheur dans son étude. D’abord parce que je ne suis pas économiste, et puis surtout parce que ces chiffres sont probablement justes, c’est bien là le problème. Grenet avance par exemple que 55,2% des élèves de décembre sont orientés vers le lycée général, contre 58,3% des natifs de janvier (pas un mot sur les natifs de février, mars, avril, mai, juin, juillet, août, septembre, octobre, novembre, c’est dommage, si ça trouve cela aurait relativisé les chiffres de décembre et janvier…). Et la journaliste de résumer dans son article : « Les élèves qui suivent  des formations professionnelles sont bien plus souvent nés en fin d’année ». N’exagérons rien, l’étude est précise : 33,5% de diplômés du professionnel sont de décembre et 31% de janvier, l’écart n’est pas si énorme… (si cela est vrai, il faut s’interroger : pourquoi les natifs de janvier et de décembre forment-ils les deux tiers des diplômés ??? Ne doit-on pas plutôt penser que 33,5% des élèves de décembre et 31% de ceux de janvier ont un diplôme professionnel ?...).

L’explication est donnée par Grenet : « A niveau égal, un élève qui a déjà redoublé au cours de sa scolarité est davantage orienté dans la voie professionnelle qu’un élève qui n’a pas redoublé ». D’après le chercheur, en effet, en primaire 34% des élèves de décembre redoublent, contre 17% pour ceux de janvier…

Et c'est vrai qu'en primaire, le mois de naissance peut avoir une grande importance dans le redoublement... Entre deux élèves susceptibles de redoubler, celui qui est de janvier sera vraisemblablement sauvé précisément parce qu’il est de janvier, et que « ça va lui faire beaucoup d’écart avec les autres sinon ». Celui de décembre sera plus facilement « maintenu », vu que de toute façon « il est de fin d’année, ça lui fera pas beaucoup de différence ». L’idée à la base est certes louable, la conséquence est une sorte de glissement de sens et de raisonnement : le mois de naissance finit par être en lui-même un critère de redoublement. A cela s’ajoute un autre critère, l’immaturité a priori de l’élève de fin d’année dont on a parlé plus haut. La double peine, quoi.

On se retrouve donc avec notre élève de décembre qui redouble et vient gonfler les rangs des statistiques. Paradoxe : après avoir redoublé à cause de sa jeunesse, le voilà maintenant avec « un an de retard » !... Ce redoublement le mènera donc plus facilement vers la fameuse filière professionnelle, quand son congénère de janvier, qui n’aura pas encore doublé de classe, bénéficiera d’un joker. En ce sens, Grenet a raison quand il écrit : « Le mois de naissance influence non seulement le taux de redoublement, mais également la probabilité d’être orienté dans la voie professionnelle après le collège ». Ou plus exactement, il faudrait écrire : « Le mois de naissance, en tant qu’il génère chez les enseignants comme chez les parents des idées reçues fondées sur plus d’interprétations orientées que d’observation objectivée, influence non seulement le taux de… etc.»

Dans son article, la journaliste note que la France « reste un des pays où cet effet du mois de naissance se fait le plus sentir ». Le problème c’est qu’avec ce genre d’étude et surtout d’article, ça ne risque pas de s’arranger !

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* … dans la version abonnés de cet article, intitulé  "Les auspices de décembre". C'est cette version, plus complète que l'article disponible "en clair", à quoi je me réfère ici.

** dans Revue économique – vol. 61, N° 3, mai 2010, p. 589-598.

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