Réforme constitutionnelle, acte 1 : la menace fantôme

Ainsi que nous l’avons précédemment évoqué, les attentats du 13 novembre dernier ont amené le Président de la République à annoncer rapidement la mise en œuvre de l’état d’urgence, avant d’informer le Congrès réuni à Versailles d’un projet de réforme constitutionnelle concernant notamment les mesures d’exception pouvant être adoptées en temps de crise ainsi qu’une éventuelle déchéance de nationalité française des auteurs d’actes de terrorisme.

C’est dans ces conditions qu’a été présenté en conseil des ministres, le 23 décembre dernier, le texte d’un projet de révision de la Constitution visant notamment à y intégrer l’état d’urgence.

Manuel Valls et François Hollande à la sortie de l'Elysée (Paris), le 26 novembre 2015. 

Comme le rappelle l’article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution ».

Ce texte signifie que la Constitution a pour objet et pour fonction de :

  • garantir les droits et libertés des personnes
  • déterminer la séparation des pouvoirs entre l’exécutif (gouvernement), le législatif et le judiciaire.

A ce titre, la Constitution ne doit pas faire l’objet de réformes de circonstances, dictées par l’émotion, mais de retouches précédées d’une réflexion approfondie, s’agissant du texte qui sert de socle à tout notre système juridique.

En l’occurrence, on pourrait avancer que l’exécutif envisage de détourner les objectifs constitutionnels précités concernant l’état d’urgence.

Ainsi, la révision constitutionnelle envisagée prévoit la création d’un article 36-1 qui serait rédigé en ces termes :

« L'état d'urgence est déclaré en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique.

« La loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces évènements.

« La prorogation de l'état d'urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Celle-ci en fixe la durée. »

Si l’incorporation de l’état d’urgence dans la Constitution n’est pas nécessairement choquante en soi, dans la mesure où celle-ci prévoit déjà l’état de siège (article 36) et les pouvoirs exceptionnels accordés au Président de la République (article 16), le deuxième alinéa du projet de révision me semble plus problématique.

En effet, il résulte des motifs mêmes du projet de loi que son adoption en l’état, en donnant une base constitutionnelle à l’état d’urgence, offrirait une liberté accrue au législateur dans le cadre des mesures de police administrative qui pourraient être décidées.

Ainsi, l’objectif déclaré serait à terme de permettre l’organisation de contrôles d'identité sans nécessité de justifier de circonstances particulières établissant le risque d'atteinte à l'ordre public et, le cas échéant, de visite des véhicules, avec ouverture des coffres ; la retenue administrative, sans autorisation préalable, de la personne présente dans le domicile ou le lieu faisant l'objet d'une perquisition administrative ; la saisie administrative d'objets et d'ordinateurs (sans précision) durant les perquisitions administratives réalisées.

Lorsqu’on voit les conditions dans lesquelles ont été effectuées les perquisitions et assignations à résidence depuis le 13 novembre dernier (perquisitions de domiciles ou assignations à résidence de personnes sans aucun lien avec le risque terroriste ayant pour autant échappé pour l’essentiel à la censure du juge administratif), on ne peut qu’imaginer la liberté d’action dont disposera l’exécutif pour mettre en œuvre ces nouvelles dispositions.

On peut à cet égard noter que le gouvernement précise, non sans cynisme,  qu’il s’agirait de mesures « non privatives de liberté » ! Il faut apparemment les avoir subies, ce qui ne risque probablement pas d’arriver prochainement aux rédacteurs de ce projet, pour envisager qu’une perquisition administrative sans objet précis (mais avec destruction de porte) et une assignation à résidence imposant de rester à domicile 12 h par jour  et de signer au commissariat trois fois par jour puissent éventuellement constituer une privation de liberté.

On peut donc convenir que l’adoption en l’état du projet de texte comportant cet alinéa permettrait au législateur, sous l’impulsion du gouvernement, d’augmenter de façon très importante et sans véritable contrôle les pouvoirs d’intervention administrative des services de l’Etat.

Ceux qui soutiennent ce texte évoqueront, évidemment, la nécessité de faire preuve d’efficacité et de pragmatisme dans la lutte contre le terrorisme. Mais dans un contexte où d’aucuns proposent d’ores et déjà l’internement préventif de personnes suspectes (pour combien de temps ? Sur quelles bases ? A l’appréciation de qui ?...), on peut objecter que l’existence de garanties et de contrôles juridictionnels ne porte nullement atteinte à l’efficacité de l’intervention, pour peu que l’on y mette des moyens financiers et humains.

Et c’est là qu’est toute la difficulté.

[A suivre en 2016 : la déchéance de nationalité pour les criminels binationaux, seconde partie du projet de réforme constitutionnelle. Mais vous pouvez d'ores et déjà lire le billet de Jean-Christophe Piot, qui m'a devancée sur ce thème.]