Orthez : laisser mourir mais rester libre ?

Un grave accident est survenu dans la nuit du vendredi 26 au samedi 27 septembre 2014 à la maternité d’Orthez : une jeune femme de 28 ans, admise au centre hospitalier pour y accoucher, s’est trouvée plongée dans le coma à l'issue de sa césarienne et est décédée, trois jours plus tard.

Des gendarmes patientent dans le hall de la maternité d'Orthez (Pyrénées-Atlantiques), le 9 décembre 2008, dans le cadre d'un plan Alerte enlèvement.
L'autopsie du corps de la défunte, pratiquée très rapidement après les faits, aurait révélé qu'une mauvaise intubation aurait causé son décès : le tube relié au respirateur artificiel aurait été inséré non dans la trachée de la jeune femme, mais dans son œsophage, la privant d’oxygène durant 15 minutes.
Convoquée le 30 septembre dernier devant les enquêteurs, l’anesthésiste a été placée en garde à vue, à l’issue de laquelle elle a été présentée devant un juge d’instruction qui l’a mise en examen du chef d’homicide involontaire «aggravé par la violation manifeste et délibérée d'une obligation de prudence et de sécurité».

Le juge des libertés et de la détention saisi par le magistrat instructeur a ordonné son placement en détention provisoire pour une durée de 4 mois.

Deux points me paraissent intéressants dans cette affaire : l’infraction retenue et le placement en détention provisoire du médecin.

Selon les éléments de l’enquête qui ont été publiés dans la presse, le médecin aurait expliqué aux gendarmes consommer quotidiennement de l’alcool, et avoir en permanence sur elle une bouteille d'eau remplie de vodka. Lors de la perquisition effectuée à son domicile, les gendarmes auraient également découvert de nombreuses bouteilles d'alcool vides. Le médecin anesthésiste s’était d’ailleurs présentée à la gendarmerie sous l’empire d’un état alcoolique (selon l’expression consacrée), avec plus de 2 g d’alcool par litre de sang.
Selon le procureur de la République de Pau, «un certain nombre d'éléments semblent confirmer que ce problème existait dans sa pratique professionnelle, [jusqu’aux] conditions dans lesquelles s'est déroulée l'anesthésie qui a été fatale à la victime».
L’infraction reprochée à cette anesthésiste est prévue par l’article 221-6 du code pénal :
« Le fait de causer, dans les conditions et selon les distinctions prévues à l'article 121-3, par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, la mort d'autrui constitue un homicide involontaire puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. En cas de violation manifestement délibérée d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, les peines encourues sont portées à cinq ans d'emprisonnement et à 75 000 euros d'amende. »
La responsabilité pénale du médecin ne pourra être engagée que si sont démontrés l’existence d’un préjudice, une faute et un lien de causalité entre la faute et ce préjudice.
Si l’existence du préjudice ne soulève en l’occurrence aucune difficulté, eu égard au décès de la patiente, la preuve tant de la faute que du lien de causalité pourra s’avérer plus délicate à établir.
L'article 221-6 vise la « maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ». Cette définition recouvre une telle variété de comportements qu’elle laisse aux juges une très grande latitude d'appréciation des défaillances susceptibles de constituer la faute. Si à l’évidence l’auteur de la faute n'a pas voulu le décès, il lui est reproché de n'avoir pas pris les précautions appropriées pour éviter que le dommage ne se produise.
Le juge doit dès lors rechercher et définir, selon le domaine dans lequel le décès est intervenu, le comportement qui aurait été celui d'un individu normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances.
En l’occurrence, il appartiendra au juge d’instruction puis le cas échéant au Tribunal correctionnel de déterminer si le médecin anesthésiste a commis une faute lors de l’intervention chirurgicale pratiquée sur la patiente. La situation décrite précédemment (l’intubation dans l’œsophage et non dans la trachée, a fortiori durant 15 minutes) me semble de nature à caractériser une telle faute.
On peut rappeler qu’en jurisprudence, la responsabilité de l’anesthésiste dans le décès d’un patient a pu être retenue lorsque le médecin concerné :
- n’avait pas donné d’instructions suffisantes pour surveiller l'évolution de l'état d'un enfant ayant présenté des saignements importants ;
- s’était incliné devant la décision erronée de son confrère chirurgien sans se faire communiquer les résultats d’une échographie abdominale qu'il avait lui-même prescrite ;
- après une amygdalectomie d'une enfant de trois ans, n'avait pas formulé avec clarté de prescription relative à la perfusion de sérum glucose à 5 %.

L’éventuelle alcoolisation du médecin anesthésiste pourra certainement être retenue comme facteur aggravant de la faute, à la condition toutefois de démontrer que cette praticienne se trouvait en tel état au moment des faits – ce qui est évidemment bien distinct de celui qui était le sien lors de son placement en garde à vue.
Enfin, les juges devront établir le lien de causalité entre la faute du médecin et le décès de la patiente ; ainsi, s’il ressort des expertises qui ne manqueront pas d’être diligentées par le juge d’instruction que le décès était inévitable nonobstant la faute éventuellement commise par le médecin, aucune responsabilité ne pourra être retenue à l’encontre de l’anesthésiste.
Mais en l’occurrence, et sous réserve d’une meilleure conclusion expertale, l’intubation oesophagienne pèsera vraisemblablement lourd dans la balance.
Concernant le placement en détention provisoire du médecin, en revanche, on peut légitimement se demander s’il était indispensable au regard de l’article 144 du code de procédure pénale, la détention provisoire devant constituer l’unique moyen de parvenir à l'un ou plusieurs des objectifs visés par le texte.
Ces objectifs limitativement énumérés (conserver les preuves ou les indices matériels, éviter toute pression sur les témoins ou les victimes, empêcher une concertation frauduleuse entre le suspect et d’autres personnes, protéger le mis en examen, garantir son maintien à la disposition de la justice et mettre fin à l'infraction ou prévenir son renouvellement) auraient à mes yeux très certainement été remplis par un placement sous contrôle judiciaire, d’autant que compte tenu de la peine encourue, cette détention provisoire ne pourra durer plus de quatre mois.
Je comprends difficilement donc la détention provisoire de ce médecin, qui au demeurant aurait vraisemblablement été interdite d’exercice professionnel et de fréquentation de l’hôpital concerné, si ce n’est pour répondre à l’émoi suscité par cette affaire dans la presse nationale.
Mais on ne pourrait dès lors qu’observer que l’objectif de la détention provisoire applicable uniquement en matière criminelle qui est « de mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l'ordre public provoqué par la gravité de l'infraction, les circonstances de sa commission ou l'importance du préjudice qu'elle a causé » ne peut, selon l’article 144 du code de procédure pénale, correspondre à un trouble qui résulterait du seul retentissement médiatique de l'affaire.
L’anesthésiste mise en examen a relevé appel de son placement en détention provisoire, la décision de la chambre de l’instruction devant intervenir le 14 octobre prochain. Je veux croire que ses arguments apparaîtront solides et fondés à cette juridiction.