Réformer la prescription : les contraintes de la mémoire judiciaire

Le 20 février dernier, Mmes Jouanno et Dini, sénatrices, ont déposé une proposition de loi tendant à voir reporter le point de départ du délai de prescription en matière de viol au jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique.

Cette proposition fait suite à une décision de la Cour de Cassation du 18 décembre 2013 qui a refusé de prolonger le délai de prescription en matière de viol, concernant une plaignante ayant souffert d’amnésie pendant plusieurs dizaines d’années.

Si sur le plan humain une telle décision peut sembler choquante, ne pas étendre outre mesure les délais de prescription se justifie pleinement d’un point de vue pratique.

Dans le droit français, une fois les recours en appel et devant une cour de cassation épuisés, tout acquittement est définitif.

La prescription est un mode d'extinction du droit de poursuivre et de juger les infractions par l'effet de l'écoulement d'un certain temps depuis le jour de la commission de l'infraction.

Le principe d’une prescription de l'action publique est justifié par plusieurs raisons dont la principale est celle du dépérissement des preuves : plusieurs années après la commission d'une infraction, il est évidemment difficile d'en découvrir les indices matériels et les témoins, tant à charge qu’à décharge. Le risque d'erreur judiciaire s'accroît alors fortement. La prescription correspond par ailleurs à la sanction de la négligence des autorités judiciaires qui n'ont pas été capables d'agir (de découvrir l’infraction, d’en identifier l’auteur) dans un délai raisonnable.

Le délai de droit commun en matière de crime, et notamment de viol, est de 10 ans à compter de la commission de l’infraction (puis du dernier acte d’investigation ayant interrompu ce délai de prescription). Seuls les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles en droit français.

Considérant toutefois que la prescription pouvait être un facteur d’impunité pour un certain nombre d’auteurs d’infractions, le législateur a progressivement rallongé les délais de prescription. En particulier, en matière de viol et d’agressions sexuelles sur mineurs, le point de départ de la prescription a été reporté à la majorité de la victime, le délai étant par ailleurs allongé de 10 à 20 ans.

Cela signifie qu’une personne qui a été victime de viol alors qu’elle était âgée de 5 ans peut actuellement déposer plainte jusqu’à ses 38 ans, soit 33 ans après les faits.

Dans sa décision du 18 décembre dernier, la cour de cassation avait à se prononcer sur la situation d’une femme qui s’était rappelé au cours d’une séance d’hypnose avoir été victime de viols alors qu’elle était âgée de 5 ans. Victime d’une amnésie pendant plusieurs dizaines d’années, elle avait déposé plainte dès qu’elle avait recouvré la mémoire, alors qu’elle avait 41 ans. Le délai de prescription était alors écoulé.

La plaignante a tenté de faire valoir devant la Cour de Cassation que concernant certaines infractions (notamment financières), le point de départ du délai de prescription pouvait être reporté au jour de la découverte de l’infraction. Cet argument a légitimement été rejeté par la Chambre criminelle, au vu des dispositions légales actuellement applicables.

Le dépôt par Mme les sénatrices Jouanno et Dini de la proposition de loi évoquée ci-dessus, deux mois après le prononcé de cette décision, constitue manifestement une réaction à une législation et à une jurisprudence jugées injustes pour les victimes.

Toutefois, l’allongement des délais de prescription en matière de viols et d’agressions sexuelles sur mineurs me paraît particulièrement problématique, notamment sur le plan de la collecte des éléments de preuve de l’infraction.

Il convient de rappeler qu’en ces matières, lorsque les faits sont anciens, les éléments matériels auront disparu : il est évidemment impossible de procéder au recueil d’éventuelles traces de liquide séminal sur des vêtements ; l’expertise gynécologique d’une femme qui a été victime de viol alors qu’elle avait 10 ans et a mené depuis une vie sexuelle d’adulte est inutile…

Dès lors, bien souvent, l’accusation repose exclusivement sur les déclarations de la victime ainsi que sur les témoignages rassemblés au cours de l’enquête qui aura été diligentée.

Ainsi, la déclaration de la victime devra détailler précisément les faits qu’elle a subi : désigner l’auteur, procéder à une description physique et morale, décrire le ou les lieux des faits, la période et la nature des faits. Plus de 30 ans après la commission de l’infraction, de tels éléments seront difficiles à rapporter de façon circonstanciée – d’autant plus pour quelqu’un qui était très jeune au moment des faits.

En l'absence d'éléments matériels, les dires de la plaignante devront être corroborés par des témoins (membres de la famille, amis, enseignants) qui auront pu constater certains agissements surprenants du suspect ou remarquer un changement d’attitude de la part de la victime à partir d’un moment donné. Là encore, l’écoulement du temps peut entraîner les témoins à commettre des erreurs : un ami de la famille qui confond le suspect et son cousin, l’enseignant qui prend un élève pour un autre …

De même pour la défense de la personne qui aura été mise en cause : suite à l’enquête, le suspect sera placé en garde à vue, puis mis en examen par un juge d’instruction. Il pourra dès lors se défendre, et notamment faire entendre des témoins à décharge, qui au contraire pourront n’avoir constaté aucune ambiguïté dans son attitude envers la victime – ou avouer leur impuissance à fournir des détails circonstanciés quant à la période concernée. Mais difficile de retrouver la voisine qui venait chaque jour à la maison de la victime à la période des faits et qui depuis s’est mariée et a déménagé. Impossible d’interroger la grand-mère qui a recueilli des confidences de plusieurs personnes mais est depuis décédée.

Le mis en examen peut donc se retrouver face à l’impossibilité d’apporter des éléments de preuve propres à démontrer son innocence.

La poursuite d’infractions trop anciennes peut donc avoir un double effet négatif :

-          En cas de condamnation, le risque d’erreur judiciaire par la condamnation d’une personne qui n’aura pu se défendre convenablement.

-          En cas de relaxe ou d’acquittement suite à l’insuffisance des preuves, le sentiment de la victime de ne pas avoir été entendue par l’institution judiciaire.

Par surcroît, si cette proposition de loi venait à être adoptée, il s’agirait de la sixième modification depuis 1989 du texte prévoyant le délai de prescription en matière de viol, ce qui est susceptible d’entraîner des erreurs de mise en œuvre des dispositions applicables par les professionnels.

Cette réforme se veut un remède à la détresse de victimes de viols empêchées de voir l’auteur de l’infraction condamné ; en l’occurrence toutefois, le remède proposé me semble potentiellement plus dangereux que le mal.