Quel avenir pour les médias alternatifs en Syrie?

L'article qui suit a été publié le 22 novembre 2015 sur le site Syria Untold. Son auteur, Mohamed Dibo est allé à la rencontre de plusieurs experts du champs médiatique syrien afin de les interroger sur la réalité de ce que l'on appelle aujourd'hui "les médias alternatifs syriens" nés après la Révolution de mars 2011. Ceux-ci se sont multipliés en un temps record et font face à de nombreuses difficultés qui interpellent quant à leur impact et à leurs perspectives d'avenir.

Dès les premiers jours de la Révolution syrienne en mars 2011, les manifestants, ainsi que tous les hommes et toutes les femmes libres du pays, se sont trouvés confrontés à la machine médiatique du régime qui les accusait de n'être qu'une poignée de salafistes, de djihadistes, de mercenaires armés financés par l'étranger. Il a donc fallu créer de nouveaux mécanismes pour permettre la naissance d'un nouveau discours médiatique d'opposition qui réfuterait le discours du régime. Le mouvement est né sur les pages Facebook où l'on relayait les informations produites par les militants et opposants syriens de renom. En parallèle, les "témoins oculaires" syriens commençaient à constituer un véritable phénomène sur les écrans des chaînes satellitaires arabes. Toutefois, le régime en a profité pour jeter le doute et le discrédit sur les acteurs de ce champs médiatique, du moins auprès de ses partisans. Ainsi, les militants se sont vus obligés de chercher des moyens alternatifs pour faire connaître leurs opinions et informer le monde sur la situation de leur pays. Journaux, radios, sites d'information généralistes ou spécialisés ont alors vu le jour. En parallèle, des équipes de journalistes se formaient à l'intérieur de la Syrie, dont certaines travaillaient de manière indépendante ou pour le compte de Conseils locaux. C'était la genèse de ce que l'on appelle aujourd'hui les "médias syriens alternatifs". De nombreux médias naissaient, tandis que d'autres disparaissaient à cause de plusieurs facteurs -  notamment les ressources financières, mais aussi les prises de positions des militants qui évoluent à la lumière des développements rapides sur le terrain.

La plupart des médias syriens alternatifs sont les "enfants de la Révolution". En d'autres termes, leur agenda est révolutionnaire par excellence. Ils veulent mettre en lumière les crimes du régime, ainsi que sa nature despotique. Ils veulent refléter l'aspiration des Syriens à un Etat civil. Cependant, le conflit syrien devient chaque jour un peu plus complexe et implique progressivement de nouvelles factions djihadistes (Daesh, le Front al Nusra), dont certaines sont considérées comme terroristes par la communauté internationale. De plus, certaines autres factions militaires commettant des exactions à l'encontre des civils, ces médias ont été confrontés à des choix difficiles: il leur fallait désormais prendre partie pour la vérité, aussi complexe qu'elle puisse être. Leur nouvelle responsabilité était de sortir du cadre révolutionnaire pour rentrer dans le cadre médiatique. Cette transition aura parfois réussi pour certains, mais elle reste difficile pour de nombreux médias.

Afin de mener une analyse du champs médiatique syriens et des objectifs que les médias alternatifs se sont fixés, Syria Untold a rencontré plusieurs experts et journalistes de ces nouveaux médias. Il s'agissait pour nous de tenter de comprendre s'il est vraiment possible de parler d'un champs médiatique constitué ou si celui-ci est encore en cours de construction.

Existe-t-il des médias véritablement alternatifs en Syrie?

En posant la question ainsi, nous ne cherchons pas à mettre en doute l'existence de tels médias. Il est pourtant légitime de se demander si des personnes formées dans un environnement chargé de despotisme peuvent être à même de créer de véritables médias et pas seulement des "bulletins révolutionnaires". Les nouveaux médias syriens ont-ils donc pu dépasser cette problématique?

La Fondation Samir Kassir est spécialisée dans l'étude des médias dans le monde arabe. Elle est également partenaire de plusieurs d'entre eux, dont Syria Untold, et fait le suivi des médias et de leurs dérives. C'est pourquoi, la Fondation est en mesure de donner un point de vue critique sur la réalité de ces médias, d'autant plus qu'elle n'est pas syrienne et garde une certaine distance vis-à-vis de la situation dans ce pays. La Fondation documente également toutes les exactions et violations commises à l'encontre des journalistes en Syrie. Aussi le directeur exécutif de la Fondation Ayman Mhanna estime-t-il qu'il "existe de nouveaux médias en Syrie. Cela ne fait aucun doute. Quelle que soit l'évaluation que nous faisons de ces médias et de leurs expériences, il est indéniable que le grand nombre de sites d'information, de publications et de radios qui ont vu le jour depuis 2011, ont permis à de nouvelles voix de s'exprimer. Certains de ces médias vont poursuivre leurs activités dans les années à venir, quelle que soit l'évolution de la situation politique et sécuritaire en Syrie. En revanche, qualifier ces médias d'"alternatifs", cela ne va pas de soi. S'agit-il d'une alternative aux médias du régime? Sans aucun doute. S'agit-il d'une alternative aux médias conventionnels? Je ne crois pas. Sauf pour de rares exceptions".

Ayman Mhanna, Directeur exécutif de la Fondation Samir Kassir

Ayman Mhanna, Directeur exécutif de la Fondation Samir Kassir

D'autres chercheurs sont du même avis, et notamment Abdallah Al Hallaq, auteur d'un essai intitulé Le Journalisme syrien entre deux Califats. D'après lui, "il existe, certes, des médias alternatifs, dont des radios, des chaînes satellitaires, des journaux et des magazines qui ont été créés par les Syriens, au vu de la grande marge de manoeuvre que leur a laissée la Révolution. Quant à discerner les médias "professionnels" des autres, c'est une toute autre affaire. Il est bien sûr possible de les classer selon leurs orientations, ou l'idéologie de certains d'entre eux, et notamment les publications "d'orientation islamique". Certains sont plus professionnels que d'autres. En tous les cas, un point de non retour a été franchi depuis la Révolution, et cela permettra à de nombreux médias d'évoluer et de faire leurs preuves avec le temps".

Iyad Kallas est journaliste et l'un des directeurs de Radio SouriaLi. Il estime, pour sa part, que "s'il on compare la situation actuelle à celle de mars 2011, on peut relever des développements positifs. Ces nouveaux médias se rapprochent de plus en plus d'un modèle alternatif".

Il est donc possible d'en conclure que nous sommes, du moins en apparence, face à des médias alternatifs syriens. Quant à la définition de ce "caractère alternatif", cela reste problématique. Pour I. Kallas, ces médias sont tout d'abord "indépendants du régime et des intérêts capitalistes. Ils s'intéressent à des thèmes marginalisés par les médias conventionnels et contribuent à promouvoir les efforts de la société civile. Toutefois, leur indépendance n'est pas totale. Ils ne sont pas totalement conscients des critères de l'indépendance et des critères de l'éthique journalistique, de la nécessité de prendre en compte tous les points de vue, quels qu'ils soient, et d'éviter de prendre fait et cause pour un courant politique en particulier".

D'un autre côté, Abdallah Al Hallaq estime qu'il existe "deux sortes de médias alternatifs en Syrie. Certains se présentent comme des médias révolutionnaires d'opposition, tandis que les autres se décrivent comme indépendants. Personnellement, je doute fort de l'existence de médias totalement indépendants, surtout dans un contexte aussi complexe et aussi sanglant que celui de la crise syrienne. C'est tout à fait compréhensible, d'ailleurs. Toutefois, cela ne suffit pas à justifier les positions inquiétantes, voire catastrophiques, de certains de ces médias". C'est le professionnalisme de ces médias qui est ainsi en jeu, d'autant que la plupart d'entre eux avaient justement été créés dans le but de rechercher un professionnalisme qui manque cruellement aux médias manipulateurs du régime. Où en est-on donc de la réalisation de ces objectifs?

Professionnalisme et fiabilité: deux objectifs à atteindre

D'après Ayman Mhanna, la plupart des médias ont adopté, dès le départ, les objectifs de la Révolution et de l'opposition au régime. Il est tout à fait légitime, en matière de journalisme, d'avoir un positionnement politique. Cela ne doit pourtant pas empêcher une lecture et une analyse précises des faits, ainsi qu'une couverture professionnelle des événements. C'est là le point faible des nouveaux médias syriens. En effet, les conditions sécuritaires et politiques sont telles que la plupart des journalistes sont obligés de travailler depuis l'étranger. Ils sont soumis à de nombreuses pressions, ce qui impose aux médias à s'adapter à la réalité des forces en présence.

De plus, la plupart de ces médias adoptent un format assez classique, voire ancien, bien qu'ils aient intégré les outils informatiques et l'usage de l'Internet. La plupart des sujets se basent sur des articles d'opinion, tandis que les investigations restent peu nombreuses, et le journalisme interactif très limité. Cela peut s'expliquer par les conditions sécuritaires d'une part et par le manque d'expérience des dirigeants de ces médias qui sont peu au fait des méthodes du journalisme moderne.

Abdallah Al Hallaq, lors d'un débat autour de son livre Le Journalisme syrien entre deux Califats

Abdallah Al Hallaq, lors d'un débat autour de son livre Le Journalisme syrien entre deux Califats

I. Kallas, qui travaille pour l'un de ces médias alternatifs, reconnaît que ceux-ci souffrent de nombreux problèmes d'ordre "professionnel, matériel et sociopolitique". Pour lui, il est difficile, au vu des circonstances actuelles, d'être tout à fait neutre vis-à-vis de la situation actuelle, notamment lorsque l'on sait que ce sont des militants et des journalistes liés au mouvement révolutionnaire qui ont créé ces médias". Dans le même temps, il précise que "malgré toutes ces difficultés, ces médias renvoient une image plus positive. Ils sont plus indépendants, plus proches de l'idéal d'objectivité et de neutralité que ne le sont bien d'autres médias. Cela s'est remarqué surtout au courant de cette année, bien que le nombre des parties au conflit ait augmenté".

Parmi les critères permettant de mesurer le degré de professionnalisme et de performance de ces médias syriens, il y a également le critère de fiabilité. En d'autres termes, ces médias sont-ils une source d'information fiable, sur la Syrie, pour le public mais aussi pour les médias étrangers? D'après Abdallah Al Hallaq, la situation varie, ici, d'un média à l'autre. "Pour les Syriens, de manière générale, ces médias alternatifs ne sont une principale source d'information que dans de rares cas. Toutefois, les médias locaux à Daraya ou Zabadani, sont très importants pour la population, car ils restent très proches du quotidien des habitants et constituent ainsi la principale source d'information sur ces villes". Pour I. Kallas, les médias alternatifs syriens sont une source d'information importante pour les médias étrangers, "tant il est difficile d'obtenir des informations sur l'intérieur syrien". Cependant, ces médias ne sont pas considérés comme fiables à 100%, car il est difficile de vérifier l'information. "C'est le principal problème des médias alternatifs qui peinent à documenter l'ensemble de l'information produite depuis l'intérieur du territoire syrien".

Quant à A. Mhanna, il estime que la question ne se limite pas à la fiabilité. En effet, certains nouveaux médias syriens sont aujourd'hui considérés comme des sources d'information fiables. "Le problème, c'est que les médias internationaux ont systématiquement besoin d'une deuxième source d'information pour confirmer ce que produisent ces médias syriens, et corroborer les informations venues du terrain. C'est pourquoi, l'espace que la presse internationale accorde aux développements du terrain syrien reste très limité". Tout cela devrait nous inciter à étudier de manière plus approfondie les problèmes auxquels les nouveaux médias syriens sont confrontés.

Quels obstacles pour les nouveaux médias?

Les problèmes et les priorités diffèrent selon le point de vue adopté. Pour A. Mhanna, le principal problème réside dans le fait que "ces médias ne connaissent pas assez leur public. En effet, aucune étude sérieuse n'a été menée jusqu'ici pour comprendre le lien que le public a pu tisser avec ces médias. Qui lit cette nouvelle presse? Qui écoute ces nouvelles radios? où cela? Quel type de programme ou d'article attire le plus l'attention des Syriens? Les réfugiés syriens connaissent-ils ces médias? Tant que nous n'aurons pas eu la réponse à ces questions, ces médias continueront de vivre dans l'instabilité". Un autre problème est celui du financement: "Un grand nombre de médias est né grâce à des financements internationaux à caractère souvent arbitraire. Le flux de ces financements s'est ensuite interrompu. Or la plupart de ces nouveaux médias ne s'étaient pas vraiment posé la question de leur "durabilité économique" afin de pouvoir dépasser la problématique de la prise de décision au niveau des capitales des pays bailleurs de fonds, sachant que cela peut avoir un impact important sur ces différents médias".

Pour I. Kallas, les principaux problèmes sont ceux du "manque d'indépendance, et des difficultés à pérenniser ces médias aux niveaux matériel et logistique, tandis que A. Hallaq estime qu'il y a des difficultés d'ordre "objectif et subjectif. Les problèmes objectifs sont liés à la réalité politique et sécuritaire de notre pays", dit Hallaq. "En tant que journalistes et auteurs syriens, nous avons toujours vécu sous le régime du parti unique, et ce depuis 1963. Ce système a vidé le message intellectuel et journalistique de tout son sens. Les médias que nous avons connus ont toujours été le monopole de l'Etat. Après la Révolution, la répression s'est poursuivie, mais de manière encore plus violente, et des groupes djihadistes et takfiristes sont venus s'ajouter à cette équation, en nous refusant toute forme de liberté, de démocratie et de pluralisme. Quant aux problèmes subjectifs, ils sont plutôt liés à la multiplication de ces médias et plateformes, aux dépens de la qualité du contenu et du professionnalisme. De nombreux médias n'ont pas encore trouvé leur propre identité, qui doit pourtant constituer leur colonne vertébrale. C'est la responsabilité des journalistes. Cela relève de leur capacité à porter un message. Et cela vient bien sûr se rajouter aux difficultés liées à la pérennité, au financement et à leurs modalités".

L'avenir des médias

Les médias syriens alternatifs ont prouvé qu'ils existaient et pouvaient être fonctionnels. Toutefois, ils n'ont pas encore résolu de nombreuses problématiques liées à leur crédibilité et leur professionnalisme. C'est pourquoi, la question de leur pérennité se pose toujours. Ces médias doivent prouver leur capacité à exister au-delà de la Révolution, afin de répondre aux besoins de la Syrie. Pour I. Kallas, ces médias alternatifs pourraient connaître "une grande évolution en termes d'expérience et de vision. Ils pourraient, à l'avenir, être encore plus proches du public et jouer véritablement leur rôle de quatrième pouvoir. Ils pourraient créer des unions, syndicats et réseaux qui permettraient d'améliorer les méthodes de travail et de mettre à profit les efforts collectifs et individuels". Pour A. Hallaq, "l'avenir des médias est à l'image de celui de la Syrie elle-même. Certaines expériences vont réussir et d'autres vont échouer dans le cadre du chaos permanent que nous connaissons. Mais la Syrie d'autrefois, avec ses trois périodiques et ses deux chaînes de télévision ne reviendra plus jamais. Elle appartient au passé. Ce nouveau point de départ et cet élan augurent d'un avenir intéressant, pour les médias syriens et pour le pays de manière générale". Enfin, pour A. Mhanna, seuls les médias les plus solides pourront survivre, et que la majorité disparaîtra. L'impact de ces médias dépendra de leur capacité à déterminer un public cible et à comprendre ses caractéristiques et ses besoins. La gestion financière de ces médias nécessitera également plus de professionnalisme, selon des normes et standards adoptés partout à l'échelle mondiale".


Par Mohamed Dibo, rédacteur en chef de Syria Untold. Chercheur et poète syrien, M. Dibou est notamment l'auteur de Tel celui qui témoigne de sa mort (Bayt Al Muwâtin – La maison du Citoyen – 2014) et Erreur électorale (Dâr As-Sâqî – Saqi Books – 2008). Il a mené des recherches en économie et au sujet du confessionnalisme entre autres.

Le site Syria Untold (auquel ses créateurs ont donné, en arabe, le nom d'"histoire non dite") est un média numérique indépendant qui tente d'explorer un "nouveau récit" de la lutte quotidienne des Syriens et leurs diverses formes de résistance. Ses créateurs se présentent ainsi: "Nous sommes une équipe d'auteurs, de journalistes, de programmateurs et de designers syriens vivant à l'intérieur de la Syrie, ou à l'étranger. Nous essayons de mettre en lumière un autre récit de la Révolution syrienne, un récit que les femmes et les hommes de Syrie écrivent au jour le jour. A travers des campagnes populaires, de nouvelles formes d'auto-gestion qui émergent tous les jours et d'incessantes manifestations de créativité citoyenne, une nouvelle Syrie a émergé, après des décennies de répression et de paralysie. Alors que les médias traditionnels mettent exclusivement l'accent sur les dimensions géostratégique et militaire, en délaissant les dynamiques internes du terrain, nous pensons, au contraire, que la lutte des Syriens mérite une meilleure couverture et que de nombreuses histoires ne doivent pas tomber dans l'oubli. C'est cette Syrie "non-dite" que nous voulons révéler".