Syrie: la société civile attaquée de toutes parts

Femme syrienne ayant fui un bombardement de l'aviation russe près de Palmyre, réfugiée en Turquie, octobre 2015. Photo AFP, Hussein Malla

L'article qui suit a été publié le 5 novembre 2015 sur le site Syria Deeply. Son auteur, Nouriddin Abdo, est un citoyen journaliste originaire d'Idleb où il a créé l'organisation "Ensemble pour le développement social". Il tente, dans cet article, d'analyser les nombreux défis auxquels les divers courants de la société civile sont confrontés dans les zones dites "libérées" dans le Nord-Est de la Syrie.

 

Que ce soit le régime, Daesh, ou encore des factions armées de l'opposition, toutes les parties au conflit imposent, dans leurs zones d’influences respectives, une pression énorme à la société civile et aux militants qui luttent pour la démocratie en Syrie.

A Idleb et Alep, sous contrôle de l’opposition syrienne, les groupes pro-démocratie luttent en vain, afin de bâtir un système administratif civil fort qui permettrait de combler le vide laissé par le régime Assad dans ces deux gouvernorats.

Les défis auxquels ces groupes sont confrontés varient considérablement d’une région à l’autre. Toutefois, le plus grand danger pour l’administration civile provient à la fois du gouvernement Assad et des factions islamistes qui tentent de faire avorter toutes les initiatives visant à créer un système démocratique. En effet, toute structure démocratique serait une menace pour le pouvoir arbitraire promu par ces deux parties au conflit.

A Alep, la perspective d’une société civile forte semblait au départ prometteuse, lorsque les factions rebelles ont libéré une large partie de la ville et de sa région, notamment dans les zones rurales, des mains du régime fin 2012. C’est dans ce contexte que les opposants au gouvernement ont créé un Conseil régional efficace et démocratiquement élu et que diverses formations de la société civile ont assumé de grandes responsabilités autrefois dévolues à des entités connues pour leur loyauté envers le régime de Damas.

L’administration civile d’Alep a réussi à fournir les services publics de base à la population, et a pu remplir les diverses fonctions de l’Etat. Elle a également réussi à empêcher certains groupes armés de commettre des violations envers des populations civiles qui soutenaient toujours le régime d’Assad dans la région. C’est ainsi qu’elle a pu gagner la confiance et le soutien de la population, mais également le respect d’autres Conseils révolutionnaires locaux.

Menacé de perdre totalement le contrôle de la plus grande zone urbaine et commerciale de Syrie, le régime de Bachar al Assad décida alors d’imposer un siège permanent à la ville. Les forces du gouvernement ont donc commencé à viser la population alépine de manière indiscriminée, bombardant la ville au moyen de barils explosifs, d’artillerie lourde, et couvrant une large partie de la campagne environnante de mines terrestres. Aussi l’aviation du régime a-t-elle directement visé le siège du Conseil d’Alep, ce qui a gravement diminué sa capacité d’action.

Des milliers de civils se trouvant confrontés à une mort certaine en restant chez eux ont donc décidé de quitter massivement la ville. De grandes vagues de déplacés et de réfugiés ont progressivement abandonné Alep, capitale industrielle de la Syrie.

Au lieu de lutter contre Daesh, qui a connu une expansion fulgurante en  2013 et a pu ainsi contrôler une large partie des zones rurales de ce gouvernorat, le gouvernement s’est appliqué à démanteler de manière systématique toute forme d’opposition modérée et toutes formations de la société civile à Alep, sous prétexte de lutter contre le terrorisme. Depuis lors, Daesh s’engage toujours dans une bataille féroce avec d’autres forces en présence dans le but de gagner de nouveaux territoires autour d’Alep et sa région.

Un membre du Conseil d’Alep auquel nous donnerons ici le pseudonyme de Salim, explique avec amertume que la situation aurait pu être totalement différente : "En unissant nos efforts au sein de la société civile et des différents groupes chargés de l’administration locale, nous avions réussi à rétablir l’électricité dans la plupart des quartiers ; nous avions rouvert les écoles. La population pouvait enfin ressortir dans les rues, où les vendeurs étalaient à nouveau leurs marchandises. Les marchés grouillaient de monde. Si seulement la communauté internationale avait imposé une zone d’exclusion aérienne, Alep serait véritablement libérée aujourd’hui. Un million de personnes n’auraient pas été obligés de fuir vers l’Europe ! ».

Dans les zones rurales du gouvernorat d’Idleb, les forces de l’opposition ont repris de vastes territoires au régime d’Assad fin 2012 et début 2013, ce qui a permis la création de nombreux Conseils locaux qui avaient alors l’espace géographique et les mécanismes administratifs nécessaires pour se développer. Des représentants de ces divers Conseils ont ensuite décidé de coordonner leurs efforts afin de mettre en place un Conseil régional couvrant l’ensemble des administrations locales du gouvernorat. Toutefois, Idleb n’a pas pu enregistrer les mêmes avancées qu’Alep. En effet, la Coalition Nationale d’Opposition qui venait de voir le jour lui a imposé de nombreuses contraintes politiques, ce qui a gravement porté atteinte aux efforts de rapprochement avec la population civile entrepris par l’administration d’Idleb. Les conflits internes qu’ont connus les différentes formations politiques en exil ont fini par miner le Conseil régional aussi, l’empêchant d’agir de manière efficace sur le terrain. Aussi le conflit opposant l’Armée Syrienne Libre à des factions islamistes armées telles que Ahrar al Sham et Suqur al Sham a-t-il eu de graves répercussions sur les Conseils locaux du gouvernorat.

De plus, ces Conseils locaux d’Idleb manquaient cruellement du leadership nécessaire à leur maintien, et ce depuis leur création. Les Frères Musulmans ont envoyé certains de leurs membres aux Conseils locaux d'Idleb pour s’assurer une présence dans cette région-clé du territoire syrien. Toutefois, ces représentants n’ont jamais été favorablement accueillis par les militants civils locaux. Dans le même temps, certains groupes armés tentaient de s’imposer au sein de ces Conseils. Ils n’avaient en commun avec les militants que leur opposition au régime d’Assad. C’est pourquoi, ils se sont impliqués dans la lutte armée, bien plus que dans la fourniture de services essentiels aux civils.

La situation de l’administration civile s’est aggravée lorsque le Front al Nusra et le groupe Jund al Aqsa (tous deux affiliés à Al Qaeda) ont chassé de la région des factions de l’Armée Syrienne Libre soutenues par les Etats-Unis dont le Front Révolutionnaire de Syrie (Jabhat Thuwwar Suriya) et Harakat al Hazm qui avaient fait preuve d’une grande efficacité dans la gestion de larges parties du gouvernorat d’Idleb.

Les groupes extrémistes ont renforcé leur mainmise sur la région, tentant d’en « islamiser » les lois et les divers aspects de la vie quotidienne. Ces factions islamistes n’ont pas totalement empêché le fonctionnement des Conseils locaux. Toutefois, elles ont formellement interdit à la Coalition d’Opposition et au gouvernement intérimaire d’y prendre part. Aussi la Coalition d’Opposition n’a-t-elle pas déployé de grands efforts pour tenter de s’installer sur le territoire syrien, ou d’y transférer une partie de ses activités. Elle n’a pu donner aucune preuve tangible de sa capacité à remplacer le régime d’Assad.

Dès lors que les factions islamistes ont réussi à s’imposer et à dominer le Nord-Ouest de la Syrie, des Conseils de la Shura (assemblées consultatives islamiques) ont vu le jour, regroupant des militants armés ainsi que des notables locaux d’un certain âge connus pour observer les préceptes chariatiques. Ces entités récemment créées n’ont pas mené au démantèlement des administrations locales laïques. Cependant, elles se sont largement ingérées dans leurs affaires internes, ont décidé de superviser leurs activités et ont tout fait pour entrer en compétition avec elles afin de les priver de tout soutien populaire. Les Conseils de la Shura ont ainsi fait part de plaintes reçues à l’encontre des Conseils locaux et de leurs membres, et se sont donc donné la prérogative de dissoudre ces Conseils ou d’en remplacer les membres par d’autres individus non élus comme ce fut le cas à Kafranbel à l’été 2015. Peu de temps après que Jaysh al Fateh (une coalition composée de diverses factions islamistes) a réussi à repousser les troupes d’Assad hors du gouvernorat d’Idleb, entre mars et juin 2015, elle a entrepris de renforcer sa présence sur le terrain. Jaysh al Fateh a ainsi créé « l’Administration du Gouvernorat d’Idleb » pour en faire sa façade civile. Elle ouvrit également des annexes dans chaque université afin d’encourager les étudiants à s’inscrire pour la nouvelle année universitaire et de contrôler dans le même temps les services sociaux dans les villes et villages, mais surtout à Idleb intra-muros.

La présence administrative de Jaysh al Fateh se fait ressentir chaque jour un peu plus. Mais il est difficile de juger objectivement de son efficacité. Cependant, certains fait sont assez clairs et méritent d’être soulignés. Tout d’abord, cette faction armée s’oppose fermement aux politiques de la Coalition nationale d’Opposition et du gouvernement intérimaire. Ensuite, elle n’a pas encore réussi à se distinguer des Conseils locaux créés par les militants de la société civile en 2012 et 2013 et qui continuent encore d’opérer. Toutefois, ces militants eux-mêmes estiment que l’Administration du Gouvernorat d’Idleb pourrait finir par ressembler à l’administration civile de Bab al Hawa, à la frontière turque. Celle-ci est dirigée par le groupe armé Ahrar al Sham et semble fonctionner de manière efficace.

Malgré tous ces défis, la société civile continue de faire preuve d’une grande résilience. Seule capable de réaliser les objectifs du soulèvement de 2011, elle représente une alternative viable au gouvernement d’Assad sur le terrain. En effet, l’ensemble des mouvements populaires et des Conseils locaux qui rassemblent des dizaines de milliers de citoyens Syriens incarnent l’essence même de la démocratie. Si aujourd’hui le régime, Daesh, ainsi que les différents groupes armés s’attaquent aussi violemment à cette société civile, c’est justement la preuve de son importance, de sa nécessité.


 Syria Deeply est un site d'information consacré à la Syrie. Il reçoit des contributions de journalistes syriens basés sur le terrain et les publie en anglais et en arabe. Créé en décembre 2012, il tente d'informer le lecteur sur le contexte syrien et régional, afin de permettre une meilleure compréhension des événements liés au conflit, mais aussi au quotidien des Syriens.