Apocalypse chimique

Douma, 21/08/2013, photo AFP

Deux années se sont écoulées depuis que la communauté internationale a demandé au régime syrien de démanteler son arsenal d'armes chimiques. Dans le même temps, la Commission d'enquête des Nations Unies précisait dans son rapport sur l'attaque du 21 août 2013 sur la Ghouta (campagne de Damas) que "des preuves flagrantes et convaincantes de recours au gaz sarin avaient été trouvées". Le magazine Ayn al Madina est allé à la rencontre des équipes médicales qui ont été témoins du drame en août 2013, de véritables scènes d'apocalypse selon Mohamed et Sakhr, deux médecins de Douma.

"A 3h du matin, les haut parleurs de la mosquée m'ont réveillé. On lançait un appel à répétition, demandant à la population de rapporter rapidement des couvertures à l'hôpital. Je me demandai pourquoi. Puis j'entendis un autre appel, à l'attention des médecins cette fois. On nous demandait de nous rendre immédiatement à l'hôpital. Je m'habillai et descendis au plus vite. Sur le chemin, je rencontrai justement des personnes qui rapportaient des couvertures. Leurs visages étaient pâles. Ils couraient malgré la lourdeur de leur charge. On me dit d'une voix anxieuse: "Le régime a frappé la Ghouta à l'arme chimique. Les hôpitaux sont remplis de patients, vivants et morts". Mais pourquoi donc l'homme au haut-parleur de la mosquée n'en a-t-il rien dit?"

Douma, 21 août 2013, photo Reuters

Douma, 21 août 2013, photo Reuters

"J'ai vu un camion qui venait juste de s'arrêter devant l'entrée de l'hôpital", poursuit le docteur Mohamed Darwich. "Les patients étaient entassés à l'intérieur, les uns sur les autres. Il y avait beaucoup de monde autour de moi. Certains voulaient aider à transporter les victimes et à les déshabiller avant qu'elles soient soumises à des jets d'eau préventifs. Des cris parvenaient à mes oreilles, de l'intérieur de l'hôpital. Lorsque je repense à cette scène, tout ce qu'il me vient à l'esprit, c'est l'apocalypse. Impossible de se frayer un chemin au milieu de ces corps jetés à terre. On n'a pas encore pu les examiner tous afin de savoir qui était encore vivant, et qui était déjà mort. Des vêtements s'amoncellent, à gauche et à droite. Un chaos indescriptible sur les tables médicales. On porte des patients par-ci, des martyrs par-là. Des aides-soignants bénévoles s'activent partout, mais ne peuvent agir sans les instructions d'un médecin: ils n'ont jamais été formés pour gérer des personnes exposées au gaz et à l'arme chimique. Seul problème: il n'y a ici que très peu de médecins, dont Sakhr et Asma".

"J'étais le directeur de l'hôpital", confirme le docteur Sakhr. "J'ai reçu une alerte me demandant de m'y rendre immédiatement. On m'apprenait aussi que le régime avait fait usage de l'arme chimique. J'ai d'abord cru que ce serait comme les fois précédentes, que ce serait une attaque assez limitée, sur tel ou tel front. Nous avons procédé à de modestes préparatifs et donné des instructions à des infirmiers peu formés. Mais en arrivant sur place, j'ai vite compris que ces préparatifs étaient totalement inutiles. Ce que nous avions toujours craint venait de se produire. C'était l'apocalypse.

Des êtres humains, entassés les uns sur les autres. Certains tremblaient. D'autres semblaient être des cadavres. Certains avaient du liquide blanc qui s'échappait de leur bouche. Certains riaient de manière nerveuse. D'autres hurlaient. Une indescriptible hystérie collective.

J'ai commencé à traiter certains patients. Mais ils étaient trop nombreux pour les capacités limitées de mon hôpital. Même un grand hôpital dans un pays développé aurait été incapable de gérer cela. Il y avait des milliers de personnes; certains cas étaient désespérés. Il nous a fallu faire des choix extrêmement difficiles: traiter uniquement ceux qui semblaient avoir une vraie chance de survivre. C'était extrêmement douloureux et frustrant. Un véritable sentiment d'impuissance. Nous n'avions pas les uniformes appropriés pour traiter ces cas. Nous portions nos habituelles blouses blanches.

Des survivants de l'attaque du 21/08/2013 se reposent dans une mosquée, Douma, Photo Reuters

Des survivants de l'attaque, Douma, Photo Reuters

Au bout de deux ou trois heures d'un travail harassant, je commençais à ne plus y voir très clair. Je ressentais un certain déséquilibre, je suffoquais. J'ai abandonné mes patients, et je me suis mis à pleurer. J'ai alors perdu toutes mes forces. je me suis effondré, par terre. J'ai ressenti la présence d'autres médecins qui m'examinaient. On m'amena près du camion citerne pour m'asperger d'eau. C'est mon tout dernier souvenir. Après, je me souviens qu'on m'a transporté aux soins intensifs. Je voulais retourner voir mes patients, mais le médecin me l'a interdit. Je ne voyais pas bien et j'étais incapable de me mettre debout. le médecin m'expliqua que j'avais respiré du gaz dont les vêtements et les corps des patients étaient imprégnés. Je ne pensais qu'à retourner voir mes patients, mais je sentais en même temps que j'étais en train de mourir.

A l'aube, je commençais à me sentir mieux et on me permit de retourner à ma tâche. Dans un coin, on avait rassemblé tous les cadavres: on leur avait donné des numéros. La scène était effrayante. Des enfants, des femmes et des hommes, plus de deux cents en tout. Je demandai à une infirmière de m'aider à prélever des échantillons de sang sur le corps de ces martyrs, en indiquant leurs numéros sur les tubes. Depuis longtemps, je voulais garder une trace de tout cela, documenter au maximum. J'avais peur que personne ne nous croit. En fait, la scène était vraiment incroyable.

Je dirigeais à l'époque le Bureau médical unifié de la ville. Nous avons compté 1477 martyrs et une dizaine de milliers de survivants dans l'ensemble des hôpitaux. Au cinquième jour, j'ai tenté de communiquer avec la Commission d'enquête des Nations Unies qui venait d'arriver à Damas. Ils ont d'abord refusé de se rendre dans la région de la Ghouta. Ils nous ont demandé de rassembler les échantillons, de documenter ce que avions vu et de tout leur envoyer. Les conditions qu'on nous imposait pour recevoir les échantillons étaient impossibles à remplir dans notre contexte. Je leur rappelai qu'ils étaient seulement à dix minutes en voiture. Je leur assurai qu'ils pouvaient venir et documenter tout cela comme bon leur semblait. Ils nous imposèrent de très nombreuses conditions. Nous les avons toutes acceptées.

A leur arrivée, nous les avons accueillis et emmenés au centre médical qu'ils nous ont demandé de préparer spécialement pour leur visite. Ils n'ont accepté aucun des aliments, aucune des boissons qu'on leur offrait. Ils avaient avec eux tout ce dont ils avaient besoin. Ils ont rencontré 30 survivants. Ils ont prélevé des échantillons de sang, d'urine et des cheveux. Ils ont été particulièrement compatissants avec les victimes qui leur contaient leurs malheurs et la perte de leurs proches. Nous les avons accompagnés au cimetière afin de prélever des échantillons sur les cadavres. Ils ont aussi visité avec nous les lieux de l'attaque et les maisons des victimes. Une roquette était plantée au sol d'une manière telle qu'il semblait évident qu'elle avait été tirée depuis Damas. Une maison était vide: un repas était servi à table, mais la famille en question n'avait pas eu le temps d'y toucher. Un dîner attendait toujours, mais personne ne viendrait jamais. Les assiettes étaient disposées, les verres de thé à moitié remplis. Des morceaux de pain qu'on n'avait pas mangés...

Plus tard, j'ai lu le rapport de la commission. Je le trouvai équitable. Ils n'ont jamais fait de référence directe au régime, mais toutes leurs explications et toutes les preuves citées dans le rapport accusaient le régime et personne d'autre. Je crois que le problème, ce sont les grandes puissances qui ne veulent pas demander de comptes aux criminels. Le sang des Syriens n'a décidément pas de valeur dans ce monde".

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Ayn al Madina est un bimensuel syrien indépendant qui tente de couvrir des questions sociales qui touchent les Syriens de l'intérieur dans leur vie quotidienne. Il veut "mettre en lumière les succès des Syriens en matière de gestion dans les zones libérées, ainsi que les défis auxquels ils restent confrontés, et s'intéresse tout particulièrement aux activités menées par la société civile". Ayn al Madina est né à Deir ez-Zor (ville de l'Est syrien, située sur les bords de l'Euphrate), mais ambitionne d'étendre ses publications à toutes les villes syriennes, en reflétant une pluralité d'opinions.