Nez à nez avec l'exil

Isaak Levitan The Vladimirka Road, 1892, Wikimedia Commons

L'article qui suit a été publié par le journal Al Jumhuriya le 1er septembre 2015. Son auteure, Doha Hassan, raconte son vécu de réfugiée syrienne en Allemagne. Une expérience douloureuse de l'adaptation à un nouvel environnement et à l'exil dont les multiples facettes obligent les réfugiés à s'interroger sur leur identité transformée.

Le métro est bondé. C'est assez inhabituel. Cela fait quatre mois maintenant, mais tous ces visages ne semblent toujours pas familiers. J'ai sorti mon téléphone portable: j'ai mis la musique à fond, j'ai pris une profonde inspiration et je me suis plongée dans Facebook, afin de suivre ce qui m'est déjà connu, familier. C'est devenu une habitude pour moi, lorsque je me balade à travers la ville. Tout d'un coup, la musique s'est arrêtée et l'écran est devenu tout noir. Batterie épuisée. La voix de ceux qui m'entouraient commençait à s'élever. Cela converse, cela chuchote. Des mots étranges et étrangers auxquels je ne comprends rien. Un homme est monté à bord. Il parle très fort. Il semble complètement ivre. Je crois qu'il répète la même phrase. Du moins, c'est ce qu'il me semble. Un jeune homme l'a aidé à s'asseoir et a commencé à lui parler. C'est devenu une conversation collective entre un groupe de passagers et cet homme ivre. Je n'ai pu cerner dans tout cela que quelques mots que j'avais appris. Quelqu'un s'est tourné vers moi et a dit quelque chose. Je l'ai regardé: il faisait un signe vers ma main. Peut-être me demandait-il l'heure? Il était 15h. J'ai failli le dire en allemand. Mais je n'ai pas pu. Je ne parle pas l'allemand. J'ai levé 3 doigts, pour dire "3 heures de l'après-midi". L'homme me dit alors en anglais: "Non, vous avez fait tomber vos clés".

Ma langue est incapable de prononcer quoi que ce soit de sensé. Lien social, communication verbale: zéro. Je comprends pourtant tous les signes et mouvements qui m'entourent. Je suis telle un nourrisson: je n'ai que quelques mois. Comment cela se fait-il que j'aie des problèmes de prononciation passé l'âge de 30 ans? Voilà donc ce que l'exil vous inflige.

On naît plusieurs fois: ce n'est pas une métaphore. Le destin a voulu que je renaisse fin 2012. Je suis sortie de ma solitude naturelle et de ma première aliénation. Accouchement bien laborieux! Nouveau-né si faible encore! Tant d'inquiétude et tant de peur! Me séparer de ceux avec qui j'avais partagé mon enfance, mon adolescence et ma jeunesse n'aura pas été chose facile, décidément. Nous portions le même uniforme, vivions le même contexte, nous comportions de la même manière, apprenions les mêmes choses, avions les mêmes coutumes, bref, une culture commune. Nous avions des rêves bien simples, car peu d'opportunités s'offraient à nous. Nous devions nous ressembler. Etre en groupe, c'était créer un sentiment d'appartenance et de loyauté. En retour, cela nous donnait aussi un sentiment de sécurité, de force et de satisfaction. C'est pourquoi, vivre une nouvelle individualité, cela m'a semblé être un processus extrêmement long. Et puis, est arrivée la seconde aliénation, la vraie. J'étais devenue un individu, mais le chemin semblait bien long à présent. J'allais grandir bien lentement.

L'exil

Le soir, plongée dans mon nouvel exil, je me forçais à m'adapter, à m'intégrer et aussi à me séparer de ce que j'avais été autrefois. Soudain, je reçois un message d'un ami: le régime syrien a arrêté mon amie Lana Mardani à Damas. Pourquoi? Elle portait secours à des enfants. Je suis sortie à toute vitesse, dans la rue: une rue inconnue. J'ai marché, sans but précis. J'ai relu le message, plusieurs fois. J'ai regardé autour de moi: je suis loin de tout, complètement impuissante. J'ai remis le téléphone dans ma poche. Tout à coup, j'entends, en anglais: "Doha, comment vas-tu? Qu'en est-il des papiers, pour ton statut de réfugiée?". C'était un ami dont j'avais récemment fait la connaissance. "Ils ont arrêté Lana", lui dis-je. "Qui est Lana?", demanda-t-il. "Laisse tomber! Les papiers, ça avance. Je dois y aller. On se parle plus tard".

J'ai été déracinée de mon environnement social, économique et politique, pour vivre dans un lieu où je ne partageais rien avec personne, socialement ou culturellement. Aucun langage commun ne nous unit. Leur façon de réfléchir, de sentir, de se comporter, de prendre des décisions: tout cela m'est tout à fait étranger. Je suis dans un coma cognitif! Loin de chez moi, j'ai perdu la faculté d'écrire. J'ai perdu mon enthousiasme, ma réactivité. Pire encore: l'exil a failli me faire perdre la mémoire. Mes souvenirs ont été torpillés. Accrochée encore à quelques souvenirs personnels et à notre mémoire collective: j'ai compris d'où venait ce violent sentiment d'aliénation. L'obstacle était de taille.

L'exil a de nombreuses facettes: autant qu'il existe de visages d'exilés au monde. En exil, quelque chose nous incite à n'écrire justement que sur l'exil, et sur la patrie. Ce que l'on a gagné et ce que l'on a perdu. Ce que l'on croit avoir gagné et ce que l'on croit avoir perdu. Les questions de l'exil sont inquiètes, craintives, interminables. J'en ai lues des questions comme ça, dans le dernier dossier que Jumhuriya a consacré à l'exil. Les réponses à mes questions sont des questions. Des questions sur le "nous", pas vraiment le "je". Des questions sur l'exil et sur la patrie qui vit à l'intérieur de chaque individu.

Le psychanalyste Erich Fromm a écrit, dans son livre, Société aliénée et société saine: "La naissance de l'homme est en soi un exode de sa patrie naturelle, un arrachement à ses liens naturels. Cet arrachement est effrayant, car si l'homme perd ses racines, alors où va-t-il? et qui est-il vraiment?".

Dans les textes des auteurs de l'exil, l'environnement général prend toujours le pas sur votre état personnel. L'environnement général que l'on a quitté, c'est celui qui vous procurait le sentiment d'appartenance à un groupe, par la mémoire et l'expérience collective. Cette sécurité est perdue dans l'exil, dans l'inconnu. Le passé, luisant, est la seule certitude.

J'ai collé mon visage au miroir. Et puis je m'en suis un peu éloigné. Comme ces personnes qui, lorsqu'elles visitent un musée, plongent dans les oeuvres dans une méditation profonde. J'ai répété ce mouvement plusieurs fois. Je viens d'avoir trente ans et cela a laissé bien des marques sur mon visage. Je ne m'en étais pas encore rendu compte: c'est très frappant. J'avais pris de graves décisions concernant ma vie personnelle, professionnelle, mes croyances, mes positions et justement, mes attentes pour le jour où j'aurais trente ans: je les ai eus. Mais au fond, je n'ai que cinq mois, à peine.

Qui suis-je? La question est lancinante, comme la douleur. La question s'impose, dans l'exil. Lorsque l'exilé réalise qu'il est seul et sans défense. L'individu est séparé d'autrui. C'est un fait. On n'est plus un embryon, protégé. On est vivant, dehors, confronté aux autres. Vous avez beau être un adulte, l'exil, c'est couper le cordon ombilical.

"Depuis mon arrivée en Europe, j'ai décidé de commencer une nouvelle vie. Cela demande une forme d'adaptation: apprendre une langue, un mode de pensée, de comportement. je dois prendre de nouvelles couleurs, comme un caméléon. Je suis obligé d'être ici. Je ne peux plus rentrer chez moi. Je dois oublier chez moi. Tourner la page. Je dois être réaliste", dit Mahmoud, un réfugié, ex-prisonnier des geôles du régime.

Mahmoud tente une adaptation nécessaire. Il exerce une répression fascinante sur ses propres sentiments d'avant l'exil. Il ne veut prendre part à aucune discussion sur son pays. Il prend un ton moqueur lorsque l'on évoque devant lui la nostalgie ou les anciens amis. Tout cela a créé un sentiment de refoulement. Tout cela a fait de Mahmoud une personne introvertie. Tout cela a créé de l'animosité. Mahmoud est insomniaque et s'en plaint tout le temps. Cette "matière refoulée" n'est pas inerte. Elle est constamment en mouvement et n'a de cesse de se manifester avec force dans la vie personnelle de l'exilé, dans son esprit et dans son corps. On essaie de l'ignorer pour se protéger, mais cela ne fait qu'augmenter notre sentiment de colère.

"J'ai rencontré un groupe de syriens. Nous passons du temps ensemble. Je ne veux pas m'adapter à un nouveau lieu, je ne veux pas apprendre "leur" langue. Car je sais que tout cela est temporaire, simplement jusqu'à notre retour", dit Sarah, une réfugiée syrienne arrivée en Allemagne l'an dernier.

Sarah ne veut pas de son individualité. Elle veut rester dans le groupe, garder ses liens de départ. Il semblerait que faire partie d'un tout unifié et familier, c'est sa manière à elle de lutter contre l'intolérable sentiment d'impuissance, d'inquiétude et de peur, sur cette place bien trop étendue et compliquée pour elle.

La sonnerie de mon téléphone est venue nous interrompre, moi et moi-même, alors que nous préparions le déjeuner. "Mais où te caches-tu depuis 3 jours?". Je m'entendis répondre avec étonnement: "comment? 3 jours?". "Bah oui, 3 jours. Qu'est-ce qu'il se passe? Tu as un problème?". Je regardai autour de moi. Moment de silence. Je répondis avec hésitation: "Non. Tout va bien". Mon ami se mit alors à rire: "Tu t'isoles, attention". Silence à nouveau. "Non. Je lis et j'écris. Je sors. J'erre un peu. Aucun souci". "Et tu as vu qui pendant ces trois jours?". "Personne!"

Je raccroche. Un rire hystérique m'envahit. Je n'avais pas vu le temps passer. Je ne me suis pas sentie seule au cours de ces trois jours. Il y avait moi et puis moi-même, et nous nous sommes toutes les deux partagé un certain nombre d'activités quotidiennes. Pendant un instant, je me suis sentie forte, gagnée par une paix intérieure. Je me suis sentie libre, cette liberté qui vous vient de votre réconciliation avec vous-même, quand vous avez accepté votre condition: l'isolement vis-à-vis de votre entourage. J'ai alors pleinement réalisé qui j'étais: mon "tout".

Mais mon "tout" est atteint, gravement atteint, et il n'en est qu'à sa première phase de croissance. Il est constamment soumis à des accès de peur, d'inquiétude, à des crises violentes de nostalgie, envers ce qui est familier, connu. L'envie de se laisser aller à l'impuissance, sans doute. L'envie de se contenter d'activités purement "mécaniques" et nécessaires. une tentative désespérée de sortir du réel.

Nez à nez avec l'exil

Il est 10h du matin. Je dois réunir mes affaires pour déménager à nouveau. Je vais signer un bail de location pour une année entière. Un ami vient de m'envoyer un message. C'est la photo d'un document qu'il a reçu par la poste. Je l'ai longuement regardée. Plein de mots que je ne comprends pas. J'ai transféré le message à une amie qui comprend l'allemand. Elle a immédiatement rappelé: "Félicitations! On t'a officiellement accordé le statut de réfugiée en Allemagne. Personne ne pourra jamais te faire partir d'ici". Soudain, le silence. Je regarde l'écran de mon ordinateur: des nouvelles d'une autre planète. "86 cadavres décomposés de réfugiés syriens trouvés à bord d'un camion en Autriche", "50 morts à Douma, suite à une attaque du régime syrien", "Des milliers d'irakiens manifestent sur la place de la Libération à Bagdad", "Les forces de sécurité libanaises dispersent une manifestation à Beyrouth, usant de bombes lacrymogènes et de jets d'eau. Arrestation de nombreux manifestants".

Je reviens vers mon amie: "J'ai le droit de voyager alors?". Elle rit: "Tu peux aller où tu veux. Mais il te faudra un visa pour les pays du Moyen-Orient. C'est très difficile à obtenir. Je regarde l'écran à nouveau: "Des milliers de libanais manifestent à Beyrouth contre la corruption de la classe politique". Et mon amie d'ajouter: "Ca suffit. Oublie "là-bas". Aujourd'hui, tu es une citoyenne, avec un droit de résidence ici. Tu as des droits. Tu as une nouvelle vie".

La décision de mener cette nouvelle vie n'a pas été une décision personnelle. Pourtant, je vais commencer cette nouvelle vie dans un pays que je n'ai pas choisi. Je vais apprendre sa langue, ses lois, ses traditions, sa culture. Cette trajectoire est inévitable. L'exil d'aujourd'hui est certainement différent de celui du passé. L'exil d'autrefois était certainement empreint d'un isolement total. Nous n'en sommes pas moins exilés que les exilés du temps jadis. Nous sommes 4 millions de réfugiés syriens sur les terres de l'exil. Des individus touchés, atteints au plus profond d'eux-mêmes. Le traumatisme physique et mental nous a gagnés de toutes parts. Nous sommes les victimes de la répression, de la prison, de la destruction, de la mort. Nous avons été chassés, pourchassés. Nous sommes obligés de bâtir une nouvelle vie, en plein coeur d'une réalité étrangère et dure. Obligés de nous adapter. Comme si ce que nous avions vécu jusqu'ici n'était qu'un rêve, un cauchemar en quelque sorte. Comme si de rien n'était. Comme si rien ne se passait dans notre pays. Nous venons de naître sur une autre planète.

Jumhuriya

Doha Hassan est une jeune journaliste indépendante et photographe syro-palestinienne. Depuis près de trois ans, elle écrit pour de nombreux périodiques de langues arabe et anglaise et notamment pour Al Jumhuriya et Al Hayat.

Al Jumhuriya est un quotidien syrien créé par un groupe d'auteurs, de journalistes, de blogueurs et d'étudiants. Ses différents contributeurs, dont certains sont des figures éminentes de l'opposition syrienne, et notamment Yassin Al Haj Saleh, veulent mettre en lumière l'histoire et la culture  de la société syrienne dans ses différentes composantes afin de "libérer la pensée syrienne, dans le cadre d'un média indépendant". Le projet de ce journal est né avant le début de la révolte en 2011. De mars 2012 à avril 2014 l'équipe d'Al Jumhuriya composée d'une dizaine de personnes a travaillé de manière exclusivement bénévole. Depuis un an et demi, avec le soutien de l'Initiative pour une Réforme Arabe, basée à Paris, ainsi que la Fondation Heinrich Böll, le journal a pu lancer et développer sa version électronique.