Un régime très spécial

Famille au marché, quartier Shaar, Alep. Photo Baraa Al Halabi

"En l’absence de farine, les habitants adoptèrent le fourrage destiné au bétail comme aliment remplaçant le blé. J’ai alors commencé à perdre du poids"

L'article qui suit a été publié le 10 juin 2015 sur le blog féminin du Damascus Bureau (IWPR). Son auteure, Heba Ar-Rahmân, est une jeune journaliste indépendante de Douma, près de Damas. Elle y décrit, deux mois avant les raids meurtriers des avions du régime sur un marché bondé de civils, son quotidien bouleversé de femme, de syrienne et d' habitante de la Ghouta, vivant sous le blocus imposé par le régime. Un quotidien où le simple fait de s'alimenter prenait déjà un sens totalement différent...

J’avais vingt-cinq ans quand j’ai commencé à prendre du poids. Sous la pression de ma mère et de mes amies, je suis allée voir un diététicien et j’ai entamé un régime alimentaire. Mais toutes mes tentatives de perte de poids se sont avérées vaines. Et puis, à ce moment, les manifestations anti-régime syrien éclatèrent dans ma ville. J’ai donc décidé de m’engager dans l’action révolutionnaire et je me suis un peu oubliée dans les méandres de ce soulèvement ! Tout mon intérêt se concentra sur le soutien de la cause qui m’importait. Mais de temps en temps, je me rappelais ce régime alimentaire drastique que ma mère m’avait imposé.

En 2013, le régime d’Al Assad entama un blocus contre la partie Est de la Ghouta (ceinture verte entourant Damas et sa campagne, formant une sorte d’oasis), empêchant l’entrée de provisions alimentaires sur les lieux. A l’époque, la situation se détériorait dans ma ville, Douma, et les denrées se raréfiaient sur les marchés. En l’absence de farine, les habitants adoptèrent le fourrage destiné au bétail comme aliment remplaçant le blé. J’ai alors commencé à perdre du poids. Mais après deux mois de blocus, l’hiver s’installa et le froid fut plus rude que d’habitude. A Douma, il n’y avait plus de carburants comme le mazout ou le gaz qui furent remplacés par du bois. Entre les habitants sous blocus, le grand sujet de conversation était la hausse phénoménale des prix. Aucun aliment n’était plus rassasiant. Le kilogramme de sucre coûtait 3000 lires syriennes (plus de douze euros) et bientôt le riz aussi allait en coûter autant.

Même pour les denrées initialement destinées aux animaux, les prix étaient très élevés : le kilogramme de farine de fourrage animalier avait atteint les 500 lires syriennes (deux euros), et encore fallait-il en trouver ! Ces chiffres incroyables, c’étaient des prix bien réels pratiqués sur La Ghouta sous blocus. Il ne s’agissait pas d’histoires que l’on colportait sur une ville imaginaire ! J’étais directrice d’un centre éducatif et mon salaire était de 8000 lires syriennes seulement (moins de trente-cinq euros). Mon père, âgé, ne travaillait pas. Ma jeune sœur fut privée de ses cours universitaires en raison du blocus. Elle se mit alors à enseigner et touchait 7000 lires syriennes seulement (moins de trente euros). J’ai commencé à contacter mes amies à l’extérieur de la région pour m’aider financièrement. Qu’est-ce que j’en ai souffert, moi qui n’avais pas l’habitude d’emprunter ou de demander de l’aide à qui que ce soit ! Mais j’étais bien obligée, vu l’état désastreux des choses. Par ailleurs, mon frère était arrêté par le régime, nous confiant la responsabilité de ses deux petits et de sa femme. Celle-ci, enceinte d’un deuxième enfant lors de l’arrestation du père, accoucha dans des conditions très difficiles. J’avais vendu tous mes bijoux en or pour venir en aide à ma famille. En vain : le blocus empêchait l’arrivée de tous types d’aliments sur la Ghouta, sauf les denrées destinées aux animaux. Face aux crimes du régime d’Al Assad régnait un silence impénétrable de la part de la communauté internationale, et ce malgré des réseaux sociaux en total déchaînement, tentant de transmettre une image fidèle de la réalité difficile de l’Est de la Ghouta. Cependant, les mots et la colère partagés sur Internet ne trouvèrent aucune réaction de la part de l’étranger.

En février de cette année, j’ai perdu conscience sur mon lieu de travail et j’ai été transportée en fauteuil roulant à un centre médical aux modestes moyens pour recevoir les soins nécessaires. Le médecin m’a examinée et m’a informée que je souffrais d’une sous-alimentation aiguë, d’un manque flagrant de glucides et d’une perte trop rapide de poids. Je me rappelle encore son visage sur lequel il tentait de dessiner un sourire réconfortant. Il commença à me parler du nombre de cas rencontrés au centre chaque jour, souffrant des mêmes symptômes. Cependant, il ne m’a pas prescrit d’ordonnance, car il était bien conscient de la situation. Il s’est contenté de dire : « Essayez de prendre soin de votre alimentation, dans la mesure du possible » et il me souhaita un prompt rétablissement. En sortant du centre médical, j’ai été envahie par un rire dont je ne connaissais pas la cause et je ne savais pas quoi dire, d’ailleurs. Mon amie qui m’accompagnait ce jour-là a souri elle aussi et m’a dit : « Il faut qu’on choisisse du foin de meilleure qualité pour nous nourrir ». Et nous avons échangé des blagues au sujet de ces denrées animalières. Il est des malheurs dont on ne peut que rire ! C’est là le propre de la volonté humaine que de se moquer de la douleur, c’est ce qui nous rend plus forts afin d’affronter nos plus grandes épreuves.

Le mois de mars arriva et, avec lui, les fleurs du printemps commencèrent à bourgeonner. Le blocus imposé à la Ghouta ne put empêcher le printemps d’entrer dans la ville. Ma collègue Racha m’avait invitée à son mariage et je cherchais dans mon placard quelque chose à mettre pour l’occasion, mais je ne trouvais rien. Ma taille n’était plus du tout la même, mon poids avait changé. Que faire ? Je suis allée voir mon amie Safâ’ et, pour la première fois, je me suis pesée en toute confiance. Ma peur face à l’aiguille du pèse-personne s’était effacée depuis ce fameux hiver. A notre surprise, Safâ’ et moi, l’aiguille s’arrêta au chiffre 60 ! Mon poids était de soixante kilogrammes seulement ! J’avais perdu vingt-cinq kilogrammes en l’espace de trois mois uniquement. Voilà donc le régime le plus efficace pour les personnes souffrant de surpoids. Et je n’étais pas la seule dans ce cas : la plupart des habitants de la Ghouta avaient perdu du poids eux aussi. En consultant de nouveau le médecin, il m’informa de plusieurs cas diabétiques qui s’étaient améliorés en raison de leur perte de poids. Ils n’avaient plus à prendre de doses de médicaments aussi importantes que par le passé. Les anecdotes se multipliaient au sujet de ce phénomène, comme ce nouveau dicton – entre autres « Tu veux que ta femme devienne mince et sexy ? Envoie-la à la Ghouta ! » D’autres histoires drôles et blagues concernaient le pain d’orge et de paille qui nous a tenu compagnie pendant cet hiver rugueux. Malgré la douleur que ce blocus ancra dans les âmes des habitants, je souris à chaque fois que je me rappelle ce poids énorme que j’ai perdu. Comme dit le proverbe : à quelque chose malheur est bon !

Damascus Bureau est un forum d'information de l'"Institute for War and Peace Reporting" (IWPR). Les femmes et les hommes qui y travaillent sont des journalistes indépendants qui tentent de couvrir des questions sociales, politiques et économiques qui affectent les Syriens de l'intérieur, de même que ceux qui ont dû se réfugier dans les pays voisins de la Syrie. La page Speaking Out: Women’s Voices from Syria permet à des femmes vivant en Syrie ou en exil d'écrire sur leur quotidien. Leurs publications incluent des textes, ainsi que des articles vidéo, audio, et des reportages photos.