L'historien fend l'armure

La préparation de la spéciale 11 novembre 2015 a démarré il y a déjà plusieurs semaines. Comme l'an dernier j'ai commencé par visiter ou revisiter quelques musées, et lu plusieurs ouvrages. Voici le premier d'entre eux : Quelle histoire, Le Seuil, Points histoire.

Où les historiens puisent-ils leur vocation ? Quel peut être, quel doit être, le lien entre l’Histoire et leur histoire ?

Plutôt qu’un essai sur le sujet, Stéphane Audoin-Rouzeau livre un récit qu’il qualifie « de filiation ». « Quelle histoire » a été publié l’an dernier ; il reparaît, augmenté d’un texte « du côté des femmes ».

Stéphane Audoin-Rouzeau est historien, spécialiste de la première guerre mondiale, directeur d'études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Il est aussi le président du centre international de recherche de l’historial de Péronne (Somme). Il était notre invité lors de la Spéciale 11 novembre de l’an dernier.

© Ulf Andersen

© Ulf Andersen

A travers les témoignages et la correspondance de Max, son grand oncle, Robert Audoin, son grand père, et Pierre Bazin, le grand père de son épouse, Stéphane Audoin-Rouzeau dresse un récit de guerre à hauteur de soldat et d’officier, de rescapé et de blessé. Mais il questionne aussi la valeur du témoignage, à l’instant où il est livré, et au moment où il est (re)découvert.

Savant mélange des genres

Par exemple : Pourquoi le père de Stéphane, Philippe, écrivain, compagnon de route d’André Breton, a-t-il apparemment négligé le témoignage de son propre père Robert ? Stéphane Audoin-Rouzeau se souvient que son père désapprouvait silencieusement sa vision de la première guerre mondiale, tout en corrigeant scrupuleusement sa thèse. Du grand-père en tant que poilu, il ne sera presque jamais question entre-eux. Pacifisme de surréaliste ? Filiation douloureuse ? Désapprobation du choix de carrière de son propre fils ? Stéphane démêle cet écheveau avec la rigueur de l’historien et l’amour d’un fils. Il semble assumer cette contradiction.

L’art de lire un témoignage

Et l’auteur mélange son récit familial et les bribes de guerre rapportés par ses ascendants. Mais il donne aussi une leçon de travail sur le témoignage en Histoire. Amateurs de polémiques microcosmiques, ne lisez pas ce qui suit. Bien sûr, je n’ignore pas ce que les déclarations de Stéphane Audoin-Rouzeau sur « la dictature des témoignages » selon lui sur-utilisés par certains de ses confères, ont déclenché de tempêtes et d’anathèmes. Il leur opposait une prise en compte prioritaire de données plus objectives.

Lire sur ce sujet ce texte très clair d’Elise Julien, elle aussi invitée de notre Spéciale 11 novembre l’an dernier :
http://labyrinthe.revues.org/217#ftn14

A propos des témoignages, l'auteur se livre justement à un exercice d'humilité et d'humour : il se moque des questions qu'il posait dans les années 1980 à Pierre Bazin. Stéphane Audoin-Rouzeau était alors un chercheur débutant, parfois maladroit. Les moyens numériques (INA Media Pro) permettent aux journalistes de rire tendrement de leurs premiers reportages. Je suis heureux de constater que les universitaires peuvent faire de même avec leurs premiers travaux...

Quelle place pour l’émotion ?

Dictature des témoignages ou pas : la querelle historiographique me passe au dessus de la tête. Ce que je sais voir, en revanche, c’est la manière dont Stéphane Audoin-Rouzeau exploite jusqu’à l’os les dits-témoignages, puis comment il les limite en sens et en portée, quitte à les contredire. Une leçon : la distance sans la défiance, l'esprit critique malgré les sentiments. On n'en attend pas moins d'un grand chercheur, me dira-t-on avec raison. Mais que dire alors du rapport de l'auteur à l'émotion ? Le récit de Pierre Bazin, envoyé sciemment avec ses hommes tenir une tranchée minée, est un grand témoignage de guerre. A pleurer, évidemment. Mais Audoin-Rouzeau, lui, évite à tout prix les larmes. L’émotion est dans la matière brute livrée par les poilus, jamais dans ses introductions, encore moins dans ses commentaires ; pourquoi faudrait-il ajouter un trait de surligneur comme on le lit si souvent (par exemple) dans les romans historiques ?

Cette façon d'écarter sa propre émotion conduit paradoxalement à mettre en valeur celle des autres ; cette règle est particulièrement adaptée au reportage de télévision, mais si peu suivie... Sans pathos la tristesse est plus forte, puisqu’elle débarrasse le lecteur de toute culpabilité. On est jamais voyeur de la souffrance de Max, Denise, Robert, Paulette, Pierre. Alors on se donne le droit de frémir.

Pas très originale, cette qualité ? Celle des bons écrivains ? Et si, justement, Stéphane Audoin-Rouzeau était aussi un écrivain ?

Du côté des femmes

... Un bon écrivain. C'était mon opinion l'an dernier lors de la première parution. Le texte supplémentaire, "du côté des femmes", ne fait que la confirmer. Leurs témoignages et leur correspondance sont plus rares. Alors l'historien fait plus court, mais laisse surtout plus de place à l'écrivain, jusqu'à une fin terrible, tendre, oxymorique, que je ne spoilerai pas, comme dirait mon fils de douze ans. Audoin-Rouzeau justifie le fait d'avoir oublié les femmes dans la version de l'an dernier par le fait  que cette guerre était avant tout une affaire d'hommes. Piètre excuse, semble-t-il reconnaître aujourd'hui. Il reprend donc le même récit du point de vue des femmes qui, jusque-là, n'apparaissaient "qu'en filigranes". Un ajout parfaitement réussi et surtout très utile.