Entre 2002 et 2017, la "dédiabolisation" a fait son chemin

Place de la République à Paris, le 1er mai 2002. (JOEL ROBINE / AFP)

21 avril 2002 : la France vit un véritable « séisme » politique. Jean-Marie Le Pen obtient 16,86 % des suffrages, devançant Lionel Jospin. Pour la première fois depuis 1969, le candidat de gauche ne figure pas au second tour. Quinze ans plus tard, pratiquement jour pour jour, Marine Le Pen accède au second tour de la présidentielle avec plus de 21% des suffrages. La différence du nombre de voix est significative entre ces deux élections présidentielles : plus de 2,8 millions. Une fois encore, elle fait mieux que son père.

Aujourd'hui, la présidente du FN participe pleinement à la vie politique française. Sa présence, par exemple, le 25 avril, à la cérémonie en hommage au policier abattu sur les Champs-Élysées, Xavier Jugelé, aux côtés du chef de l'État et d'Emmanuel Macron ou, encore, au débat de l’entre-deux tours programmé le 3 mai prochain sont des signes indéniables de son installation. Marine Le Pen a-t-elle réussi son pari ? La France s'habitue-t-elle au FN ? Depuis de longues années, le parti lepéniste prépare cette étape. L'élection présidentielle de 2002 doit être considérée comme un moment fondateur. Elle donne certaines clés pour appréhender celle d'aujourd'hui.

2002 : un entre-deux tours fondateur

Ce 21 avril 2002, l’opposition au vote Le Pen se met en place quelques heures après la révélation des résultats. Le soir même, des milliers de personnes descendent dans la rue pour crier, avec force, leur rejet de cette configuration politique inédite. C’est avec une pancarte barrée d’un « NON » que les parlementaires européens accueillent Jean-Marie Le Pen, à Bruxelles, le 24 avril. Citoyens, artistes, auteurs, hommes politiques multiplient leurs appels à l’unité pour dénoncer le danger que représente, selon eux, le vote FN. Les manifestations du premier jour se poursuivent et prennent de l’ampleur dans les grandes villes. Le 25 avril, plus de 330 000 personnes défilent. La « honte a mis la jeunesse dans la rue » note Serge July dans son éditorial de Libération du 26 avril. Le lendemain, une manifestation à l’appel d’une soixantaine d’associations, de syndicats et de partis politiques réunit plusieurs dizaines de milliers de personnes à Paris. Le 1er mai, le ministère de l’Intérieur parle de 1 300 000 manifestants (2 000 000 selon les organisateurs).

Pour le FN, 2002 n’est pas seulement « l’année de tous les espoirs ». C’est aussi, explique Bruno Gollnisch, celle de la « honteuse coalition des lobbies de l’anti-France, dont le moteur est la haine, dont l’arme est la peur, et le terreau l’ignorance ». Le FN vit difficilement l’entre-deux-tours. Marie-Christine Arnautu se remémore certaines expressions comme celle des « cinq cents salopards », désignant ceux qui ont donné leur signature à Jean-Marie Le Pen. Dans l’entourage, me racontera cette intime des Le Pen, les militants sont « révoltés, blessés, choqués ». À son avis, c’est l’une des raisons pour lesquelles ils voteront pour Nicolas Sarkozy en 2007 : ils ne se seraient pas remis d’avoir été ainsi « stigmatisés » et « montrés du doigt ».

En même temps, la violence de ces moments constitue une sorte de déclic pour ces hommes et femmes du FN. Ils ne veulent plus que leur parti ne soit perçu que comme un parti protestataire. 2002 représente un tournant dans la représentation politique du Front national. Marie-Christine Arnautu revient en 2013 sur ces instants annonciateurs du FN de Marine Le Pen. Une des premières choses que Jean-Marie Le Pen dit en ces lendemains de son tour « est qu’il faut travailler le programme » explique la députée européenne. Elle poursuit : « Nous savions que c’était une victoire mais, en même temps, on a vu que ce n’était pas gagné. Le Pen nous disait souvent : "Peut-être un jour qu’on mourra pour nos idées". Je m’étais dit : il est dans son lyrisme. En 2002, j’ai cru qu’il avait raison. On a été satanisés. On en a pris plein la figure. Cela m’a traumatisée. Je savais qu’on pouvait prendre un coup de barre de fer et aller à l’hôpital. Je l’ai vu. Je savais qu’on pouvait assassiner. Je l’ai vu. Mais je ne pouvais pas imaginer que l’école, l’église, les amis, tous pouvaient du jour au lendemain vous tourner le dos et bourrer le crâne des enfants. Soit vous laissez tomber car vous avez peur. Soit vous vous dites : il a raison et il faut y aller. Et on a tous raisonné comme cela ».

L’arrivée au second tour de Jean-Marie Le Pen doit être analysée comme un moment fédérateur et déterminant dans le parti. Les cadres et militants prennent conscience que le FN pourrait arriver, un jour, au pouvoir. Il faut donc lui en donner les moyens. Dans un de ses billets de National Hebdo (octobre 2012), Louis Aliot explique bien ce tournant dans l’histoire du FN, impulsé par les manifestations anti-Le Pen : « L’entre-deux-tours de la présidentielle française restera dans l’histoire comme la négation de la démocratie et des règles élémentaires qui régissent une république authentique. Nous fûmes alors nombreux à souffrir d’un formidable sentiment d’injustice face à ce torrent de "conneries" déversé sur notre compte. D’où notre idée de réagir pour que le 21 avril ne soit pas sans lendemain ».

Pour la première fois, il n’y a pas d’émission télévisée entre les deux prétendants à la présidence de la République ; Jacques Chirac ayant refusé de débattre avec Jean-Marie Le Pen. Le président sortant obtient 82,2 % des suffrages exprimés. Le report important des voix de gauche sur son nom et la mobilisation anti-Le Pen expliquent ce résultat inédit dans l’histoire de la Ve République. Jean-Marie Le Pen, avec 17,8 % des voix n’améliore son score du premier tour que de 720 319 voix. Au Front national, on avance comme explication le « lynchage médiatique ». Mais certains affirment, à voix basse, que leur parti ne s’est pas donné les moyens d’affronter ce moment historique. La campagne de l’entre-deux-tours a, en fait, été très mal vécue. Jean-Marie Le Pen était le plus souvent absent, injoignable par son équipe. Son meeting du 2 mai, dans une salle du Palais des sports de Marseille pratiquement vide, n’a pas arrangé la situation.

Peu après les législatives de juin (à l’occasion desquelles Marine Le Pen accède au second tour dans la treizième circonscription du Pas-de-Calais), Marine Le Pen décide d’investir le Front national avec un outil : l’association Générations Le Pen (GLP) - créée en 1998 par Samuel Maréchal - qui se met « au service du désenclavement » du Front national. Ouverte aux adhésions et distincte du Front national, GLP affiche et affirme immédiatement son indépendance. Sa raison d’être tient en ces quelques mots, rapporte alors Bruno Bilde : « Pour rétablir la vérité, pour défendre la liberté d’opinion, d’expression. C’est aussi la riposte à la campagne de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle et à l’assassinat politique qui en a découlé ». Officiellement, l’association a pour but de « rassembler tous les jeunes élus et cadres politiques ainsi que toutes les personnes se sentant concernées pour constituer un lieu de rencontre, de dialogue et de réflexion ainsi que de promouvoir et valoriser l’image et l’œuvre de Jean-Marie Le Pen de toutes les manières idoines ». GLP se défend d’être un FN bis. Son rôle est « de casser l’image diabolisée du FN et de Jean-Marie Le Pen ». L’équipe de GLP veut montrer que le FN « n’est pas seulement une force de protestation mais aussi une force de gouvernement ». Pour franchir ce palier, une étape s’avère indispensable : le parti doit se crédibiliser.

En ce début des années 2000 émerge autour de Marine Le Pen une nouvelle génération. Son objectif ? Faire du FN une machine à prendre le pouvoir. Sous l’impulsion de ces trentenaires, le parti s’apprête à muer. « Modernisation » et « dédiabolisation » sont les deux mots-clés de GLP. 2002 constitue le point de départ d’une réflexion globale sur la gestion de l’héritage frontiste. C’est à ce moment précis que le FN de Marine Le Pen commence à se mettre en place.

2017 : un entre-deux tours incertain

Les rues de Paris et d'ailleurs étaient calmes et silencieuses ce dimanche soir de premier tour. Certes, quelques rassemblements « contre le FN » ont été organisés. Un appel est lancé pour le 1er mai. Mais le contraste entre 2002 et 2017 est également saisissant sur ce point : pour l'instant, aucune mobilisation conséquente que ce soit de la part des citoyens mais aussi du monde politique. Mardi 25 avril, lors d'un déplacement à Laval, François Hollande exprime à voix haute son inquiétude sur cette configuration inédite. Le Président de la République s'étonne qu’il n’y ait pas eu « de prise de conscience » du niveau atteint par Marine Le Pen le 23 avril. « Tout le monde a regardé le résultat avec un ordre d’arrivée. Et on a oublié que c’était quand même Marine Le Pen qui était au deuxième tour. Ce n’est pas rien que l’extrême droite soit au deuxième tour d’une élection présidentielle. (...) Je pense qu’il convient d’être extrêmement sérieux et mobilisé ». Pendant cet entre-deux tours, le front républicain a bien du mal à se constituer. Et la gauche éprouve bien des difficultés à se mobiliser et à s'opposer à Marine Le Pen. Pourquoi ? La présidente du FN est également parvenue à brouiller les cartes sur une valeur commune et fédératrice au sein de la gauche : l’antifascisme. Marc Lazar, professeur des universités en histoire et sociologie politique à Sciences Po avance cette explication :  « En 2002, Jean-Marie Le Pen pouvait facilement être associé à l'extrême droite et au fascisme par son histoire personnelle, ses références, sa culture politique. Du coup, la gauche qui, en plus avait perdu Lionel Jospin, a joué de ce qui est l'un de ses grands "mythes" mobilisateurs et identitaires : l'antifascisme. La "dédiabolisation" de Marine Le Pen désarçonne ses adversaires. La présidente du FN n'est pas réductible à l'étiquette d'extrême droite et au fascisme. En appeler à l'antifascisme a moins d'écho car tous les adversaires de Marine Le Pen sentent bien qu'elle représente quelque chose de plus complexe. L'absence de mobilisation pendant cet entre-deux tours démontre l'incapacité de la gauche à comprendre ce phénomène Marine Le Pen. Et si l'on identifie pas clairement son adversaire, on mobilise plus difficilement ».

Une gauche qui, aujourd'hui, ne se voit pas seulement confrontée à de multiples divisions internes. Elle sort laminée de ce premier tour de l'élection présidentielle.