Une « dédiabolisation » en panne ?

Exemple d'ouvrage proposé dans les pages "Culture" des "Français d'abord !" (mai 2000).

C’est le quatre-vingt-dix-septième engagement de Marine Le Pen : « Renforcer l’unité de la nation par la promotion du roman national et le refus des repentances d’État qui divisent ». Il est placé dans le cinquième chapitre - intitulé « Une France Fière » - de son projet présidentiel… et s’insère dans la thématique : « DÉFENDRE L’UNITÉ DE LA FRANCE ET SON IDENTITÉ NATIONALE ».

Ce dimanche 9 avril, Marine Le Pen intervient sur ce point précis. Elle ne s’attendait certainement pas à créer, de nouveau, l’événement sur un des sujets qui traverse régulièrement l’histoire du Front national depuis les années 1970. Invitée du « Grand Jury RTL-Le Figaro-LCI », la présidente du FN considère que la France n'est « pas responsable » de la rafle du Vel d'Hiv en juillet 1942 à Paris. « Je pense que de manière générale, plus généralement d'ailleurs, s'il y a des responsables, c'est ceux qui étaient au pouvoir à l'époque, ce n'est pas LA France. (…) La France a été malmenée dans les esprits depuis des années ».

Les réactions sont quasi-immédiates. L’ensemble de la classe politique française dénonce les propos de Marine Le Pen tout comme plusieurs associations. Les mots sont lâchés dont un - « négationnisme » -  qui malgré « une vieille histoire », ne devait plus appartenir au chapitre mariniste. De son côté, le gouvernement israélien assure que les propos de Marine Le Pen sur la responsabilité de la France dans la rafle de l'été 1942 sont « contraires à la vérité historique ».

Le lendemain, un communiqué de presse du FN revient sur la « responsabilité de la France ». Marine Le Pen entend mettre les choses au point. Elle considère « que la France et la République étaient à Londres pendant l’occupation, et que le régime de Vichy n’était pas la France. C’est une position qui a toujours été défendue par le chef de l’Etat, avant que Jacques Chirac et surtout François Hollande, à tort, ne reviennent dessus. Cette position fait suite à l’ordonnance du 9 août 1944 qui a frappé d’inexistence juridique le régime de Vichy, régime collaborateur et illégal. Elle n’exonère en rien la responsabilité effective et personnelle des Français qui ont participé à l’ignoble rafle du Vel d’Hiv et à toutes les atrocités commises pendant cette période. L’instrumentalisation politique à laquelle se livrent aujourd’hui quelques personnalités politiques est indigne. En particulier celle des prétendus gaullistes qui salissent ainsi la mémoire et l’oeuvre du Général de Gaulle ». Des propos qui entrent en résonnance avec ceux de ses plus fidèles soutiens. Car au sein du parti, ils font corps avec leur présidente. Leur ligne de conduite s’inscrit, notamment, dans les paroles de Florian Philippot qui, quelques jours auparavant, invoquait lui aussi le gaullisme : « J'ai toujours été dans la position traditionnelle de la France à savoir que la France était à Londres. Je reste fidèle à cette histoire ».

Le FN ne renoue pas avec tous ses vieux démons. La sémantique de Marine Le Pen n’est pas comparable à celle de son père que ce soient sur le fond et sur la forme. Jean-Marie Le Pen était l'auteur de pseudo-dérapages à répétition, réactivant régulièrement le négationnisme. Le FN entame la période post-Le Pen père en s’affranchissant officiellement de cette idéologie antisémite, étape indispensable pour une éventuelle normalisation. C'est une évidence : sur ce point, la stratégie de Marine Le Pen est différente. Elle s’insère dans cette ligne que le FN ne cesse de revendiquer depuis des années, à savoir la glorification d'une certaine histoire et la non-acceptation d’une autre.

Refus de la repentance et revendication de l'héritage gaulliste

Surtout, Marine Le Pen contredit et rompt avec la ligne paternelle sur un point capital : elle condamne le « régime collaborationniste de Vichy » et affirme que la légitimité était représentée par Charles de Gaulle à Londres. Ses propos mettent en évidence les gestions frontistes de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et de l’héritage gaulliste. L’histoire du FN et l’aspect générationnel rentrent directement dans cette analyse. La confrontation entre les nationalistes de la première génération - celle des vaincus de l’histoire, celle qui a vécu la Seconde Guerre mondiale et la perte de l’Algérie - s’intègre dans l’histoire originelle du FN et s’oppose à la seconde génération qui, elle, n’a pas directement vécu les conflits. Le FN des années 2010 en est issu. Ce sont deux visions qui, dans certains domaines, parce qu’elles sont antagonistes, annoncent et constituent des combats idéologiques durables au sein du Front national.

La haine de Charles de Gaulle reste un des fils conducteurs chez les bâtisseurs du FN. En même temps, depuis des années, la question de l'héritage gaulliste est l'objet de désaccords au sein du parti d'extrême droite. Et ils n'ont pas commencé avec Marine Le Pen. Un épisode de l’histoire du FN le montre bien : le choix de placer Charles de Gaulle (le petit-fils du général, élu sur la liste de Philippe de Villiers en 1994, rejoint le FN en avril 1999) en tête de liste à Paris pour les municipales de mars 2001. Cette décision représente, pour les historiques, un « affront ». François Brigneau l’exprime clairement dans le quotidien d’extrême droite Présent (1er juillet 2000). Pour lui, ce patronyme ne peut pas figurer de la sorte dans l’histoire du Front national. Dans une lettre adressée à Jean-Pierre Reveau (intitulée « Toi, derrière de Gaulle ?... Jamais je n’aurai cru cela possible ! ») alors trésorier et conseiller FN de Paris, l’ancien milicien dit son effarement et fait part de son incompréhension totale quant à la nouvelle ligne du Front national : « Je croyais pourtant que pour nous ce nom était tout un programme, un programme rouge du sang des nôtres, de celui de Brasillach à celui de Bastien-Thiry. Nous sommes de vrais camarades de combat. D’un combat dont la cible s’appelait Charles de Gaulle. Ne l’oublions pas. Tu me répondras : mais ce n’est pas la première fois que le FN utilise les services de ce Charles de Gaulle. On s’en est servi lors des européennes. En outre ce n’est pas le vrai. Il n’est là qu’en trompe-couillons. Il apporte la caution gaulliste et permet une captation d’héritage. J’entends bien. Ici, il est en tête devant Martine [Lehideux, nda] et toi, qui avez donné votre vie à la cause. (…) Ça me fait mal de vous voir marcher sur l’Hôtel de Ville derrière le petit-fils du ténébreux cocu des accords d’Évian. Je connais des morts qui doivent se retourner dans leur tombe. Il est vrai que chez nous les morts, ça n’a pas beaucoup d’importance. Ils ne votent pas ».

Treize ans plus tard, dans le cadre de sa campagne municipale à Forbach, Florian Philippot choisit comme logo la croix de Lorraine (entourée de la flamme FN), l’emblème des gaullistes et de la France libre. Il l'utilise car, explique-t-il, il est gaulliste et candidat en Lorraine. Des gaullistes sont également présents sur sa liste. Le vice-président du Front national va jusqu'à fleurir la tombe de Charles de Gaulle, visiter sa maison natale et affirmer que le FN est un « parti gaulliste ». L'émoi provoqué par ces initiatives est plus que palpable au FN. Il est révélateur de ses lignes de fractures. Les quelques mots que Marine Le Pen adresse à ses « amis pieds-noirs et harkis », peu après l'initiative de son vice-président, se situent dans cette continuité. La présidente du FN sait que ses « amis » ont été choqués par ce qu'ils considèrent comme une provocation et que certains d'entre eux s'apprêteraient à se détourner du vote FN. Elle souhaite remettre les choses à leur place et envoyer un signe tangible à cet électorat, présent notamment en Languedoc-Roussillon et Provence-Alpes-Côte d’Azur :

« Un certain nombre de milieux rapatriés/harkis s’agitent, y compris en interpellant les cadres de notre mouvement, autour de la déclaration de Florian Philippot au sujet du Général de Gaulle et du FN parti gaulliste. Pour répondre aux interrogations de certains, je ne pense pas que le FN soit un parti gaulliste au sens d’une adhésion totale à la politique menée par le général de Gaulle durant sa présidence de 1958 à 1969, date de son échec au référendum. Même si l’un des quarante membres du Bureau Politique du FN, l’un des huit membres du Bureau exécutif et l’un des vice-présidents l’affirme selon ses affinités et son histoire personnelle, cela n’engage pas pour autant l’ensemble du mouvement. C’est d’ailleurs ce que j’ai rappelé dans une émission télévisée, pourtant jamais reprises par les mêmes qui aujourd’hui s’interrogent, en rappelant que le FN n’était pas gaulliste même s’il ne s’interdisait pas de faire référence à certaines idées gaulliennes comme l’Etat stratège, le référendum ou la défense de l’indépendance nationale ou de la souveraineté. En ce sens nous sommes et restons le seul mouvement d’envergure à défendre cette ligne politique. Pourquoi ne pas en effet avoir diffusé mes propos alors que j’ai clairement dit que je n’irais pas sur la tombe du général de Gaulle par respect pour l’abandon criminel des pieds-noirs et harkis qui ont tant soufferts de sa politique algérienne ? Nous cherchons à rassembler, pas à diviser ! Qu’il y ait des gaullistes qui se retrouvent dans notre combat actuel est plutôt un excellent signe de rassemblement et de réconciliation nationale dans une période troublée par la crise et les dérives du système UMPS. Ces soutiens donnent raison à la justesse de nos positions et de nos prédictions. C'est une belle reconnaissance venant d’anciens adversaires que l’histoire a séparé mais qui doivent aujourd’hui se retrouver pour sauver la France et préserver la démocratie. Nous sommes pour le rassemblement des patriotes et chacun est libre d’honorer sa mémoire propre. A titre personnel, je n’oublie rien, j’ai un grand respect pour votre histoire tragique, mais je me dois de rassembler le peuple de France ».

Le « roman national » frontiste

La « dédiabolisation » frontiste marque-t-elle un coup d'arrêt à moins de deux semaines du premier tour de la présidentielle ? Marine Le Pen s'est certainement installée dans une voie où elle ne désirait pas aller. Certes, ses précisions ultérieures soulignent une rupture. Mais en niant la responsabilité de l’État français dans la rafle du Vel d’Hiv, ses paroles s'inscrivent fondamentalement dans la réécriture d'une histoire. Les faits historiques sont établis : c'est la police française qui s'est chargée d’arrêter, ce 16 juillet 1942, plus de 13 000 enfants, femmes et hommes juifs pour être conduits dans les camps d'extermination nazis.

L'histoire qu'entend écrire le FN ambitionne avant tout de glorifier un passé et de rejeter une « repentance » considérée comme permanente. La Seconde Guerre mondiale et la Guerre d'Algérie sont particulièrement visées. Et sur ce point, si la gestion peut être différente, la filiation avec le FN de Jean-Marie Le Pen existe. La question est de savoir quelles sont les empreintes mémorielles qui peuvent s'inscrire dans le capital historique du Front national ? Lors de la débaptisation de la « Rue du 19 mars 1962 Fin de la Guerre d'Algérie », Julien Sanchez était précis sur ce point. Ses mots n'étaient pas anodins : il faut « effacer ce choix-là » et « donner un nom qui rappellera la vraie histoire et qui ne blessera personne ». Par son geste, le maire de Beaucaire entendait vouloir « rétablir la vérité » sur cette partie de l’histoire de France.

L'entreprise frontiste se situe là : changer des plaques de noms de rue et nier la responsabilité de l'État français dans la rafle du Vel d'Hiv équivalent à revenir sur certaines parties « sensibles » de l'histoire. Dernièrement, la présidente du FN regrettait que « 80% de l'enseignement sur la Seconde Guerre mondiale soit consacré à la collaboration ». Ce dimanche, elle n'a fait que poursuivre la logique et ébaucher une partie de la trame de  ce « roman national » frontiste : « En réalité, on a appris à nos enfants qu'ils avaient toutes les raisons de la critiquer, de n'en voir peut-être que les aspects historiques les plus sombres. (…) Donc, je veux qu'ils soient à nouveau fiers d'être Français ».