Un duel inédit dans l'histoire du FN

Jean-Marie Le Pen à Taverny, novembre 2014 (Photo Vincent Jarousseau)

C’est comme une répétition. La stratégie lepéniste perdure. L’histoire du énième épisode des « dérapages » commence il y a quelques jours, lorsque Jean-Marie Le Pen remet à l’honneur le « détail » de l’histoire sur une chaîne TV. Mais ce 9 avril 2015, il commet peut-être l’ultime provocation. Ses propos, validés avant publication, sont publiés par l’hebdomadaire d’extrême-droite - antisémite et négationniste - Rivarol ; un journal justement condamné plusieurs fois pour négationnisme, dans lequel Marine Le Pen refuse totalement de s’exprimer.

Le président d’honneur du FN remet donc la diabolisation à l'honneur. Par cet acte délibéré, il exprime haut et fort ses désaccords avec le FN de sa fille et rappelle les origines du parti. Des déclarations destinées à l’entourage direct de Marine Le Pen (notamment Florian Philippot) qui porte et revendique des visions historiques et politiques radicalement opposées à celles de Jean-Marie Le Pen.

L’éditorial de Rivarol rend bien compte de cet aspect : « Il y a quelque chose d’indécent à ce que des individus qui n’étaient pas encore au Front national il y a cinq ans, qui n’en ont connu ni les épreuves, ni la traversée du désert, qui ne savent rien de l’adversité à laquelle il a dû faire face pendant des décennies, qui de surcroît n’ont pas connu la Seconde Guerre mondiale, se permettent de juger et de condamner de la sorte Jean-Marie Le Pen, lequel a vécu sous l’Occupation, a porté en Indochine, à Suez et en Algérie l’uniforme de l’armée française, est le héraut, le principal porte-voix et porte-drapeau depuis soixante ans de l’opposition nationale en France (…) A la différence de tous ceux qui aujourd’hui dirigent et animent le mouvement qu’il a fondé et qui sont, eux, à l’image de l’émail dont on fait les bidets ! Si, comme c’est vraisemblable, on retire à Le Pen la tête de liste aux régionales en PACA, ce sera le signe que le Front national tel qu’on l’a connu, aimé, servi, est définitivement mort. En tuant symboliquement le père fondateur le jour du Jeudi Saint, en le livrant comme Judas au Sanhédrin, — même si évidemment Le Pen n’est pas Jésus —, c’est quarante ans de combats que l’on renie, que l’on efface au nom de la “Mémoire”. La flamme, logo historique du Front national inspiré de celui du MSI et symbole de l’espérance, se sera alors éteinte tandis que brillera plus que jamais dans le ciel étoilé celle, lugubre, de Yad Vashem ».

Une plongée dans l’histoire du premier Front national

Deux pages : une fois leur lecture terminée, l'impression de se retrouver au «Front national pour l'unité française», le FNUF, est évidente. C’est comme si Jean-Marie Le Pen nous replongeait dans l’histoire de la première décennie du FN, celle des années soixante-dix : une sémantique anachronique avec notamment la mise à la « porte des socialo-communistes », des slogans phares plus que trentenaires comme « Être et durer » et « Avant qu’il ne soit trop tard » et des références réactualisées comme ce souhait de rééditer ce que Jean-Marie Le Pen nomme la « bible économique » du FN - Droite et démocratie économique - … qui n’est autre que le programme économique écrit par Pierre Gérard et publié au cinquième congrès du FN (11-12 novembre 1978). Une brochure éditée en 1984 sous ce titre Droite et Démocratie économique qui, rappelle Jean-Marie Le Pen dans Rivarol, est « l’exaltation de la libre entreprise comme moyen économique et politique d’équilibre de la nation ». Sorte de manifeste « libéral-national », il reprend les thèses poujadistes et fait l’apologie des libertés économiques. Un ouvrage qui prolonge le premier programme économique du FN, rédigé par Gérard Longuet en 1973.

C’est comme une évidence. Jean-Marie Le Pen affiche son opposition avec la ligne politique du FN mariniste. Par exemple, dans le domaine économique, il réaffirme sa position libérale alors que sa fille privilégie une ligne « sociale », en faveur d’un état interventionniste. Mais Jean-Marie Le Pen ne cite pas cette référence dans l’hebdomadaire antisémite par hasard. L’itinéraire de Pierre Gérard n'est pas anodin. Nommé secrétaire général du FN en mars 1980, cet homme a été l’ancien collaborateur du commissaire général aux Questions juives sous Vichy, Louis Darquier de Pellepoix… et également délégué général pour l’Alsace-Lorraine et la Franche-Comté du Rassemblement anti-juif, directeur adjoint de l’Aryanisation économique en 1942, avant de devenir le cerveau de l’Union française pour la défense de la race et de la Propagande du commissariat général aux Questions juives. Pierre Gérard sera condamné à l’indignité nationale à vie par la cour de justice de la Seine. Il a certainement bénéficié d’une amnistie pendant les années cinquante.

L’ancien président du FN revient sur la composition originelle du Front national. Un parti qui affiche, d'emblée, le principe de "réconcliliation nationale" et qui témoigne d’une propension à rassembler la génération des vaincus de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre d’Algérie : anciens collaborateurs, anciens partisans de l’Algérie Française, royalistes, etc. Dans cette continuité, Jean-Marie Le Pen rappelle donc qu’il n’a jamais vu le « maréchal Pétain comme un traître. (…) et jamais considéré comme de mauvais Français ou des gens infréquentables ceux qui ont conservé de l’estime pour le Maréchal. Ils ont (…) leur place au Front national comme l’ont les défenseurs de l’Algérie française, mais aussi les gaullistes, les anciens communistes et tous les patriotes qui ont la France au cœur ».

L’histoire de la rupture s’étale au grand jour

Une « crise sans précédent au FN » selon Marine Le Pen ? Une « rupture politique (…) désormais totale et définitive ? » dixit Florian Philippot, vice-président chargé de la stratégie et de la communication. Un entretien « parfaitement scandaleux » et des « accords irréconciliables » selon Louis Aliot, vice-président du FN chargé de la formation et des manifestations et compagnon de Marine Le Pen. Pour l’instant, l’histoire de la rupture ne fait que s’étaler au grand jour. Ce sont sur les suites que la présidente du FN va lui donner – et les réactions de son père – qui vont décider de la nature de cette « crise ».

On peut effectivement imaginer une rupture définitive. Jean-Marie Le Pen avec, notamment, ses multiples « dérapages » est devenu contre-productif pour le Front national. Depuis un bon moment, les proches de Marine Le Pen souhaitent s'affranchir définitivement du lepénisme et pourraient profiter de cette occasion.

C’est, en tout cas, un duel inédit dans l’histoire du FN : une fille contre son père ; une quadra contre un octogénaire ; une présidente contre un président d’honneur ; une héritière face au dépositaire de la marque.

Nous sommes loin du conflit qui opposait, fin 1998, Jean-Marie Le Pen à Bruno Mégret. Ce dernier a voulu s’emparer d’une machine, d’un parti politique alors qu’il n’en était que le numéro deux. Pour se l’approprier, il devait donc être, non seulement, suivi par une majorité d’adhérents, de cadres mais en plus, il devait le subtiliser au père fondateur. Marine Le Pen est présidente du parti. Outre les questions juridiques inhérentes à une éventuelle exclusion de son père, elle ne s’empare pas d’un parti. Elle le préserve tout en le faisant « évoluer » sans le père. Aujourd’hui, c’est une sorte de mise à mort et de reniement politiques. En 1998, le second aspect était absent.

Rappelons que la scission a été l’occasion pour Jean-Marie Le Pen de rompre avec sa fille aînée Marie-Caroline Le Pen, élue FN et mariée à un des protagonistes de la scission, Philippe Olivier. Jean-Marie Le Pen déclarait à ce propos : « J’ai l’habitude des trahisons familiales. C’est un peu la loi naturelle qui porte les filles plutôt vers leur mari ou leur amant que vers leur père ». Aujourd’hui, le titre de Rivarol - « On n’est trahi que par les siens » - reprend cette thématique.

Marine Le Pen prolonge simplement une stratégie inaugurée au début des années 2000. Rappelons qu’elle est entrée au FN en 1998 comme conseillère juridique. Et c'est justement, après la crise mégrétiste et l’élection présidentielle de 2002, qu'elle a commencé et confirmé sa stratégie d’infiltration au sein du FN. Présidente de l’association Générations Le Pen, elle a composé peu à peu sa matrice idéologique. Mais surtout, le père a imposé sa fille à tous et à toutes. Beaucoup sont partis ou ont été exclus du FN parce qu’ils s’opposaient à Marine Le Pen.

Marine le Pen, entourée d'hommes et femmes du FN, est parvenue à adapter la matrice originelle du FN à un contexte et à des attentes. Mais aujourd’hui, on ne cessera de rappeler que le parti d’extrême droite préserve son marqueur principal : la haine anti-immigré avec l’islamophobie. Les offres du lepénisme et du marinisme n’ont pas vraiment varié. Elle se sont contextualisées. Marine Le Pen a surtout voulu « dédiaboliser » un parti, notamment en s’affranchissant du marqueur antisémitisme-négationnisme, et afficher une nouvelle stratégie qui s’opposerait, en de nombreux points, au FN lepéniste. « Ce que Marine Le Pen et ses proches appellent la dédiabolisation n’est jamais qu’un complet déculottage devant l’adversaire » peut-on lire dans Rivarol. « C’est la forme euphémisante et jésuitique du renoncement et de la trahison dans l’espoir d’être reconnu par le Système et de s’y intégrer. La stratégie de normalisation de la présidente du FN, c’est la victoire posthume du mégrétisme. Bruno Mégret reprochait déjà à Jean-Marie Le Pen d’empêcher par ses “dérapages” la conquête du pouvoir. Ce n’est pas un hasard si la garde rapprochée de Marine Le Pen est composée d’anciens fervents mégrétistes (Nicolas Bay qui fut secrétaire général du MNR jusqu’en juin 2008, Steeve Briois, ex-secrétaire général et maire d’Hénin-Beaumont, Bruno Bilde…) ».

La logique de « normalisation » conduit inéluctablement à la disparition du FN de Jean-Marie Le Pen. Les instances internes du Front national vont être convoquées pour statuer sur le cas Le Pen… Dans quelques jours, un bureau exécutif devrait avoir lieu. Il devrait donner le résultat de la « procédure disciplinaire », engagée contre Jean-Marie Le Pen, à savoir l’exclusion ou non du parti.

Le 17 avril, le bureau politique du FN devrait répondre négativement à cette question : Jean-Marie Le Pen sera-t-il tête de liste FN en PACA pour les régionales de décembre 2015 ? Peut-on imaginer l’ancien président du FN attendre docilement la sentence et entendre sagement la réponse concernant son avenir politique ? Jean-Marie Le Pen annoncera le 13 avril s'il maintient sa candidature. Il sait que son parti ne lui accordera pas l'investiture. Il anticipe la situation : s'il n'est pas candidat, il souhaite que sa petite fille, Marion Maréchal Le Pen y soit. Jean-Marie Le Pen souhaite, encore et toujours, être écouté et, surtout, entendu.