Les mots de Marine

Marine Le Pen prise aux mots (édition du Seuil. 2015)

Dans une métaphore parlante, les auteurs écrivent ceci : « Derrière la rénovation de façade, une inspection plus minutieuse révèle que charpente et fondations restent celles du manoir paternel. Marine Le Pen a ajouté des étages supplémentaires (le volet économique et la vision étatiste) à la « maison » Front national, dépoussiéré le vocabulaire, repeint l'ensemble d'une palette moderne (les valeurs républicaines, le « féminisme ») et moins criarde, ouvert les portes pour laisser entrer de nouveaux transfuges, mais les soubassements (les valeurs et principes fondamentaux) et la structure (l'articulation des thèmes en une vision du monde cohérente) sont encore ceux de la génération précédente ».

  Cécile Alduy et Stéphane Wahnich se sont emparés de la langue Le Pen. Dans Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste, ils proposent une analyse lexicale, littéraire et statistique de 500 discours, textes, déclarations et entretiens des Le Pen (de 1987 à 2013). L'histoire du FN, expliquent-ils, est avant tout une « histoire de mots ». À partir du FN de Marine Le Pen, l'histoire se complète avec des « silences et des non-dits, d'euphémismes stratégiques et de piratage lexical ». La langue Le Pen a-t-elle fondamentalement évolué, changé avec la passation ? Entretien avec Stéphane Wahnich.

 

          Valérie Igounet : « Il aura suffit d'un mot. Un mot de trop. Un mot de plus dans la longue histoire des dérapages de Jean-Marie Le Pen. Un mot qui cette fois menace de briser net sa relation avec sa fille cadette et de le mener au bord de l'exclusion du parti qu'il a lui-même fondé. Un mot censé révéler l'abîme qui sépare Marine Le Pen de son père ». Les premières lignes de votre ouvrage reviennent sur une des dernières provocations de Jean-Marie Le Pen. Dans son Journal de Bord, le Président d'honneur du FN disait à propos de Patrick Bruel : « Ah oui... On fera une fournée la prochaine fois », réactivant une de ses thématiques « préférées » liées à l'histoire de la Seconde Guerre mondiale. Marine Le Pen a condamné les propos de son père. En prenant la présidence du parti, elle s'est affranchit immédiatement du marqueur antisémite. Quelle est l'évolution de ce marqueur ?

    Stéphane Wahnich : Jean-Marie Le Pen a une vision naturaliste, biologique des sociétés humaines. Cette vision biologique entraîne automatiquement un certain antisémitisme car c’est l’ancien testament qui dichotomise l’être humain de la nature. Le judaïsme va à l’encontre de toute vision naturaliste de l’humanité. Le discours de Jean-Marie Le Pen continue d’adresser des signes aux antisémites de France. Ses propos explicites entretiennent la vision antisémite de l'extrême droite.

          Avec Marine Le Pen, on change de paradigme. Dans son discours, il n'existe aucun marqueur renvoyant au naturalisme. Le judaïsme ne semble pas être un enjeu pour elle, donc par ricochet, l’antisémitisme non plus.

   Cependant, il ne faut pas oublier Marion Maréchal-Le Pen qui complète le trio. Pour le livre, j'ai étudié des sites néo nazis. Il y existe un rejet très net de Marine Le Pen et un soutien assez prononcé pour Marion Maréchal-Le Pen avec parfois une représentation sexualisée de la députée FN, toujours dans cette vision naturaliste. Il y a donc un grand-père, sa petite fille... puis Marine Le Pen. Marion Maréchal-Le Pen prend, en termes symboliques, le relais de Jean-Marie Le Pen sans qu'elle ne dise quoi que ce soit par ailleurs. Symboliquement, elle reprend le flambeau auprès des principaux intéressés. Le réseau antisémite continue d'être entretenu avec elle de par son apparence et, visiblement, ses proximités. Un certain naturalisme à travers l'aryanisme revient.

 

VI : La forme du discours montre que les Le Pen s'emparent du champ lexical de leurs adversaires politiques ; une façon de s'approprier un discours et une stratégie pour récupérer un électorat. Je pense, en particulier, à celui de gauche à qui Marine Le Pen s'adresse en parlant leur langue ; un électorat déjà dragué par son père qu'elle qualifie de la « France des oubliés ». Cette évolution date du milieu des années 90. Quel est le changement avec Marine Le Pen ? Quels sont les concepts et mots qu'elle utilise pour draguer cet électorat ? Vous prenez, entre autres, l'exemple du terme “laïcité” : entre 1990 et 2005, Jean-Marie Le Pen parle de la laïcité une dizaine de fois ; entre 2011 et 2013, sa fille en parle plus de trente fois, soit dans un quart de ses interventions pour convaincre de nouveaux électorats de la rejoindre. Quelles sont les conditions d'une réception favorable ?

     Stéphane Wahnich : Marine Le Pen entretient et utilise une sorte de coucou discursif. Je m'explique : lorsque la gauche ou la droite abandonnent une thématique, elle la ré-assaisonne à sa sauce. C'est très adroit car ce n'est pas qu'un travail sémantique. Il est, avant tout, idéologique. Lorsqu'elle prononce le terme « laïcité » - qui appartient plutôt au vocabulaire de la gauche - , elle le reprend comme signe communicationnel vis-à-vis de cette dernière. Elle dit : « Je suis comme vous ». Elle reconnaît ainsi la gauche traditionnelle et amène à elle une partie de cet électorat. Idem pour la « lutte contre le grand capital ». Elle utilise la vulgate marxiste pour expliquer que seul le nationalisme protège de la mondialisation. Marine Le Pen se montre très explicite face à la mondialisation. Elle retourne même le discours : les étrangers deviennent des victimes de la mondialisation et compare leur arrivée à une délocalisation inversée. Elle victimise ainsi son ennemi principal. De fait, seuls la fermeture des frontières et le nationalisme répondent à la « mondialisation sauvage ». Elle donne donc l'apparence d'employer un discours raisonné. Elle ne fait pas que reprendre et s'approprier des mots-valeurs de l'adversaire, elle en change le sens.    Récemment, François Hollande employait l'expression « Français de souche ». Je n'ai pas retrouvé dans les discours de Marine Le Pen l'emploi de cette expression. En revanche, Jean-Marie Le Pen l'a utilisée. L’expression usitée par le Président de la République est comme une permission symbolique de voter FN pour ceux qui seraient tentés de la faire. Le camp démocratique est faible pour donner une explication du monde. Il utilise un discours trop technique. Marine Le Pen parvient, elle, à donner une explication avec sa propre cohérence.  Il existe une porosité importante entre l'UMP et le FN. Aux dernières élections, dans certaines villes, des électeurs FN du premier tour (il faut préciser que le nombre augmente) votent UMP au second tour en sachant qu'il n'existe pas d'accord entre les partis. Mais attention, la porosité existe aussi entre la gauche et le FN. J'ai réalisé une étude sur la cantonale partielle de Brignoles (13 octobre 2013). Rappelons la configuration de cette élection : un candidat UMP relativement faible ; un FN qui a l'habitude de faire campagne. Et la victoire du candidat du FN Laurent Lopez avec 53,91% des voix. Il faut savoir que 40% de l'électorat FN a voté UMP au premier tour ; 30% de l'électorat UMP du premier tour a voté FN au premier tour. La porosité est importante dans les deux sens. En revanche, 30% des électeurs de gauche ont voté FN au second tour. Ils ont permis l'élection du conseiller général FN dans le Var. On l'oublie souvent.

          VI : On le voit parfaitement. La présidente du FN instrumentalise les mots pour en faire des armes ?

          Stéphane Wahnich : Le fond du discours ne change pas. Elle n'abandonne pas les fondamentaux de l'extrême droite. Des signes le montrent : des marqueurs comme la xénophobie, certains slogans « ni gauche ni droite », « la nature française», etc. Marine Le Pen reste dans la répétition de son père. La dédiabolisation n’affecte pas le socle idéologique du FN. La présidente du FN récupère bien les fondamentaux du nationalisme et, l'air de rien, du fascisme historique. Elle dit la même chose que son père mais souvent autrement. Elle ajoute, par contre, de nouvelles thématiques (économie, protectionnisme, état stratège) et passe sous silence certaines thématiques, chères à son père, comme le naturalisme en politique ou les références à la Seconde Guerre mondiale.

     Pour démocratiser son discours et le rendre moins violent, Marine Le Pen va, par exemple, davantage utiliser le mot « peuple » que « nation », le mot « étranger » que celui d' « immigré ». Cependant, lorsqu’on lit bien les textes - et si on ne connaît pas le contexte médiatique lié à la personne de Marine Le Pen - on y relève tous les ingrédients de l'idéologie xénophobe d'une extrême droite classique. Il existe, par contre, une différence dans les stratégies communicationnelles. Jean Marine Le Pen était rare et scandaleux. Marine Le Pen est très présente et banalisée.

   Elle n'a pas d'ennemi physique mais uniquement des ennemis conceptuels. De ce fait, on a l'impression d'un discours et d'un FN plus démocratiques. Mais ce n'est qu'une démocratisation cosmétique. Les différences se répercutent surtout sur la forme. Sur le fond, la présidente du FN n'est pas dans une éthique démocratique même si elle respecte les lois. D’ailleurs, ses discours sont clairs : si elle arrive au pouvoir, elle dit vouloir contrôler les corps intermédiaires, la presse, les syndicats, le droit de manifester…

      Autre exemple. Dans son discours, le nationalisme est intégrateur car il suffit d’appartenir à la communauté nationale. Officiellement, le FN ne pratique donc pas d'exclusion sur une base ethnique. Mais sa vision patriotique est révélatrice : d’après Marine Le Pen, pour être un vrai Français, il faut être capable de transmettre notre culture et, pour pouvoir la transmettre, il faut être enraciné dans un territoire de France. Le FN exclut ainsi, d'une manière implicite, les Français issus de l'immigration car, d’après elle, ils ne peuvent pas transmettre cette culture.  Ce nationalisme se veut généralisé : on est national d'un côté et on utilise une vulgate socialiste avec les « oubliés », par exemple, de l'autre. Avec cette logique, Marine Le Pen développe le vote identitaire de son père en attirant de plus en plus de personnes subissant - ou ayant peur de subir - une précarité économique ou identitaire. Cependant, un autre vote commence à structurer le FN : c’est le vote de précaution qui exprime le refus de voir arriver les stigmates des zones urbaines dans les campagnes ou les petites villes.

          Le vote FN reste l'expression d'une fragilisation sociale. On vote pour une France mythique dont on comprenait les repères. Je pense notamment à l’ouest de la France qui vote à gauche depuis 40 ans : la Bretagne, l'Aquitaine par exemple, où le vote FN augmente. Ce sont des gens qui entendent se protéger de la mondialisation. L’opposition frontiste - nationalisme contre mondialisme - prend du sens.  En province, des candidats UMP font du porte-à-porte pour empêcher de voter FN. Un certain nombre d'électeurs répondent favorablement à leur démarche, axée sur la proximité. Les élus sont connus (maires, conseillers généraux). Les électeurs ont confiance en eux. Cela devient un travail d'orfèvre. C'est la première fois que cela se passe ainsi.

      L'attentat contre Charlie Hebdo a changé le paradigme. Quand il se passe quelque chose dans la société, cela se traduit toujours électoralement. François Hollande et Manuel Valls ont créé, avec la manifestation du 11 septembre, un sursaut démocratique qui n’a pas eu de débouché. Le gouvernement aurait dû faire une loi symbolique. Et lorsque vous regardez la chronologie des faits, la réponse symbolique au terrorisme est de facto la loi Macron. Cela n’a pas de sens. L'UMP, quant à elle, ne dit rien de spécifique. Ce vide, créé par le corps démocratique, est en train d'être comblé par Marine Le Pen qui n'a même plus besoin d'intervenir. Le FN va-t-il être la réponse électorale à un moment social exceptionnel ? Nous allons le savoir au vu des résultats des prochaines élections !

 

 

Quatrième de couverture:

À l’heure où Marine Le Pen s’impose sur la scène politico-médiatique et engrange des scores électoraux sans précédent, il est urgent de décrypter la logique de son discours et d’expliquer son efficacité rhétorique. Que dit-elle qui parle tant à tant d’électeurs ? Avec quels mots, quels mythes, quelles images parvient-elle à faire mouche là où la parole politique semble partout ailleurs discréditée ? Et dit-elle autre chose que son père ?

Pour la première fois, une analyse littéraire et statistique de près de cinq cents textes permet de mesurer très précisément l’originalité de cette nouvelle parole frontiste. Discours, éditoriaux, entretiens radio et télévisés des deux présidents successifs du Front national sont passés au crible d’un double traitement informatique et rhétorique afin de cerner au plus près continuités et différences.

Dans sa stratégie de « dédiabolisation », Marine Le Pen a entrepris de réécrire le code frontiste : elle en a modernisé le vocabulaire, les thèmes et l’image. Mais derrière le changement de style, le sens de l’offre politique du Front national a-t-il changé ? Il n’est pas certain qu’il suffise d’adopter les mots de la République pour en porter véritablement les valeurs.