Quand Cicéron inventait la communication politique

Coups bas, scandales, attaques tous azimuts et parfois même un bout de programme en cherchant bien : la campagne présentielle fait rage, marquée comme souvent par les effets de stratégies plus ou moins heureuses. Bonne nouvelle pour les candidats : dans l’hypothèse où ils souhaiteraient revoir leurs fondamentaux, ils peuvent compter sur les conseils de Cicéron lui-même – mais pas celui que vous croyez.

Attention, un Cicéron peut en cacher un autre

Quand on évoque Cicéron, on pense surtout à Marcus Tullius, homme d’Etat et auteur romain célèbre pour ses plaidoiries enflammées, sa rhétorique impeccable et une tendance à faire preuve d’un colossal melon qui faisait déjà la joie de ses contemporains.

L’auteur du Manuel évoqué ici est son frère cadet, Quintus. Moins célèbre et notoirement plus colérique que son frère, Quintus affichera pourtant des états de service honnêtes à sa mort : édile, préteur, gouverneur de province, officier supérieur sous les ordres de Pompée puis de César en Gaule… Pendant la guerre civile entre les deux généraux, Quintus fait la même erreur que son frère : parier sur le mauvais cheval, à savoir Pompée. César pardonnera pourtant aux deux hommes, mais pas Marc Antoine – on y reviendra.

Les deux frères sont proches, liés par un attachement sincère que ne ternit pas la domination intellectuelle et « médiatique » de l'aîné. Pas plus que par la tendance naturelle de Marcus à donner des leçons au pauvre Quintus, qui se fait plus d'une fois remonter les bretelles par son encombrant frangin.

Deux consuls pour le prix d’un

A la date où Quintus écrit ce fameux Manuel (- 64), il n’a que 38 ans lorsque son frère annonce sa candidature (petitio) au plus haut poste de la magistrature, le consulat. L’élection des deux consuls – ils vont toujours par deux – revient à choisir les deux hommes chargés pour un an d’exercer l’imperium, le pouvoir exécutif, civil et militaire suprême. Le tout sous le contrôle du Sénat et des tribuns de la plèbe. Subtil équilibre s’il en est si on y ajoute le poids de la religion et de la dignitas (quelque chose entre le prestige et la réputation, même si la traduction n’est pas vraiment juste) de chaque candidat.

Le système électoral romain est complexe mais pour faire simple, disons que le vote se joue au niveau des centuries. Il y en a 193 et pour l’emporter, il faut conquérir une majorité de voix dans une majorité de centuries. Depuis une trentaine d’années, le système s’est compliqué : au terme d’une série de guerres civiles, le vote concerne désormais toute l’Italie ou presque. Il ne suffit plus de faire campagne à Rome, mais de soigner ses relations avec les citoyens romains (ciues romani) dans toutes les cités de la péninsule.

Spin doctor à l’antique

Si célèbre qu’il soit en – 64, Marcus Tullius Cicéron s’attaque à forte partie – six candidats, dont Marc Antoine et un certain Catilina. C’est précisément pour l’aider dans cette tâche que Quintus écrit à son frère une longue lettre restée sous le nom de Petit manuel de campagne électoral (commentariolum petitionis).

Le livre est bien un manuel de campagne et pas un programme – l’aîné des Cicéron n’a d’ailleurs pas besoin de son frère pour savoir ce qu’il ferait de son consulat. D’où la franchise étonnante d’un document qui flirte allègrement avec un cynisme à faire rougir un candidat d’aujourd’hui : il s’adresse à un fin connaisseur de la vie politique romaine et n’a pas à prendre de précautions morales.  Quintus se concentre sur des conseils purement pragmatiques de la vie d’un candidat en lice pour le plus haut poste possible. Comment séduire les citoyens, comment attaquer les autres candidats, comment flatter et entretenir ses relais d’influence, comment se tenir sur le forum, dans les rues ou jusque chez soi… Que la question du fond ne soit jamais abordée ne signifie aucunement que Marcus Cicéron n’ait pas eu de « programme » au sens où on l’entend aujourd’hui.

Campagne mode d’emploi

A Rome, un candidat ne pratique pas vraiment de grands meetings pour enflammer les foules. La campagne se déroule à deux niveaux, l’un public et l’autre plus discret. En public, il s’agit de se faire voir, habillé d’une toge blanchie à la craie (le mot candidat vient de candidatus, blanchi), dans le cadre de tournées où ce qui compte est avant tout la prensatio (la poignée de main). Toute l’habileté, c’est de savoir s’adresser spontanément à chacun par son nom, sans que le nomenclator, l’esclave spécialisé qui suit le candidat, n’ait à lui souffler le nom de son interlocuteur.

De quoi gagner des relais précieux (« sur le forum on voit se presser nombre de citoyens à la langue bien pendue, d’affranchis influents – ceux-là, fais t’en de chauds partisans ») et les considérer très rapidement comme des amis. Un mot à prendre au sens très large, insiste Quintus : « Quiconque te montrera un peu de sympathie, il faudra le compter au nombre de tes amis ».

Le candidat doit aussi se montrer en tant que patronus, dans une société où le clientélisme n’est pas un défaut mais une pratique honorable. En gros, il désigne une relation mutuelle entre un homme puissant – le patron – et un obligé – le client. Ce lien, c’est la fides, la loyauté : au service rendu (aide financière, entremise, défense gratuite en cas de procès…) par l’un répond le soutien de l’autre par son vote ou par sa propre influence. Voir son patron réclamer la contrepartie d’une faveur n’est pas choquant pour un Romain, au contraire : c’est la marque de sa propre importance aux yeux de son patron (« fais comprendre à ceux qui te doivent de la reconnaissance que c’est le moment de s’en acquitter »). Dans le cas de Cicéron, son frère rappelle sans ambages qu’il doit ainsi faire appel à tous ceux qu’il a défendus gratuitement dans des procès souvent retentissants… « Il faut te faire des amis dans toutes les catégories sociales »). Charge à ces obligés de l’accompagner pour constituer une escorte de flatteurs. « Veille à ce que l’on voie bien le nombre et la diversité de tes amis » : plus elle est dense, plus elle montre son approbation, plus cette suite marque les esprits.

C’est aussi cette foule de suiveurs qui doit relayer les attaques contre les deux principaux opposants de Cicéron, Marc Antoine et Catilina (« ce sont des concurrents rêvés, l’un et l’autre assassins précoces, l’un et l’autre débauchés, tous deux sans ressources ! ») : Quintus consacre plusieurs paragraphes à fournir à son frère une petite liste bien pratique les crimes dont on accuse les deux hommes, « moins illustres par leur naissance que par leurs vices ».

Fins tragiques

Les conseils de Quintus durent être utiles, parce que Cicéron colla une splendide dérouillée à Marc Antoine et à Catilina en juillet 64 et fut bel et bien consul cette année-là. La suite est moins drôle pour les deux frères. Victime de la vengeance de Marc-Antoine l’année qui suivit la mort de César, l’aîné des Cicéron fut assassiné alors qu’il fuyait Rome. On cloua sa tête et ses mains sur le Forum – la légende dit même que la femme de Marc Antoine ouvrit la bouche du mort pour percer d’une aiguille cette langue trop acérée.

Quintus ne survécut guère à son frère : il se rendit en croyant sauver la vie de son fils qu’on torturait, mais fut exécuté avec lui. C’est dangereux, la politique.

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Sources :

  • SPQR, Mary Beard, Perrin, 2016
  • Quintus Cicéron, Manuel de campagne électorale, Arléa, 1996
  • François Prost, Quintus Cicéron : le petit manuel de la campagne eléctorale (Commentariolum petitionis), 2009, Tulliana.eu
Publié par jcpiot / Catégories : Actu