Summer session #6 – L’homme qui vendit la Tour Eiffel

Fraudes, faux et canulars ne sont pas réservés aux escrocs bien décidés à escroquer les bonnes poires. De siècle en siècle, certaines arnaques ont atteint des sommets de sophistication. Tout l’été, ce blog revient sur les plus mémorables : après l’histoire du prêtre Jean, des fées de Cottingley ou de l’homme de Piltdown, retour sur l’homme qui réussit à vendre… la Tour Eiffel.

 Paris, 1925. Confortablement installé dans sa chambre du Crillon, Victor Lustig n’en broie pas moins du noir. La vie de bâton de chaise qu’il mène depuis des mois dans le Paris de l’après-guerre, capitale des tentations en tous genres, a sérieusement entamé son portefeuille. Morose, le trentenaire cherche fiévreusement une idée susceptible de le renflouer. De préférence aussi malhonnête que les précédentes.

Il faut dire qu’à 35 ans, l’homme est tout sauf un novice en matière d’arnaque. Jeux truqués, paris frelatés, fausse monnaie… Austro-hongrois de naissance, fin polyglotte, il a fait ses gammes aux Etats-Unis – où une rumeur crédible veut qu’il ait réussi à carotter 5.000 dollars à Al Capone himself -  puis sur les paquebots transatlantiques qui relient la vieille Europe au Nouveau Monde, avec une prédilection pour les millionnaires désœuvrés qu’il s’est attaché à dépouiller avec une inventivité qui force le respect. Et en bon escroc, ce drôle de Lustig n’a pas la moindre intention de se ranger des voitures avant de réussir un gros coup, une filouterie de légende, bref : une de ces arnaques qui vous assurent la postérité.

Victor_Lustig

"Faites-moi confiance"

Reste à trouver quoi... Lustig a beau tourner en rond, rien ne lui vient jusqu’à ce qu’il se décide en désespoir de cause à ouvrir un journal. Riche idée : Lustig tombe sur un article consacré à la Tour Eiffel. Si la silhouette de la tour est déjà connue dans le monde entier, elle est alors toute jeune, 36 ans à peine. Inaugurée en 1889 à l’occasion de l’Exposition universelle parisienne, la Dame de Fer n’en commence pas à moins à poser une sacrée colle aux autorités. Le bâtiment donne des signes de faiblesse et son entretien commence à coûter un rein à l’Etat. C’est même tout le sujet de l’article que lit Lustig, qui s’amuse de ces difficultés et conclut avec malice : « devra-t-on vendre la Tour Eiffel ? »

Vends tour de métal de 300 mètres, bon état général, livrée montée

Il n’en faut pas davantage à Lustig : vendre la tour ? Chiche. Reste à trouver le pigeon idéal. Lustig se décide à broder sur le thème d’un Etat trop désargenté pour assumer des coûts de rénovation prohibitifs. Il envoie aux cinq plus gros ferrailleurs de Paris un courrier à en tête du ministère des Postes, Télégraphes et Téléphones, dont dépend la Tour depuis qu’elle sert de relais radio. Se présentant comme un haut fonctionnaire chargé de la vente de la Tour, il invite les cinq hommes à se montrer aussi discrets que possible sur cette affaire délicate et les invite à déjeuner au Crillon, pour discuter des conditions d’une vente éventuelle. Tous s’y rendent…

A leur décharge, le lieu en jette et une telle vente n’a en soi rien d’improbable, puisque c’est très exactement le destin qui était initialement promis à la tour, après sa cession à la Ville de Paris en 1909. Initialement conçue pour être démontée après vingt ans, la Tour aurait dû subir le même sort. Quoiqu’il en soit, Lustig profite du déjeuner pour leur faire l’article : la tour est le résultat d’un exploit technique, certes, mais n’est techniquement rien d’autre qu’une masse de métal de 300 bons mètres de hauteur, composée de 18 000 poutrelles et de 2 500 000 rivets, soit 7 300 tonnes de fer - eh non, ce n’est pas de l’acier…

Un pigeon nommé Poisson

Le déjeuner est surtout l’occasion pour Lustig de repérer le plus crédule des cinq hommes. Son choix se porte sur un certain André Poisson, un homme parti de peu et qui se sent encore mal à l’aise dans le monde des grands industriels parisiens. Lustig fait juste ce qu’il faut pour lui faire miroiter les conséquences d’une telle vente sur son image dans la bonne société : être l’homme qui achète la Tour Eiffel, ça vous pose un homme.

Pour achever de convaincre ce brave Poisson, Lustig sort le grand jeu et l’entraîne en limousine jusqu’à la Tour, qu’il lui fait visiter en sautant le guichet, exhibant pour l'occasion une fausse carte ministérielle, confectionnée à la va-vite. Le Poisson mord à l’hameçon* mais sa femme, présente pour l’occasion, semble dubitative, voire méfiante. Coup de génie ultime : pour lever les dernières hésitations du mari, Lustig lui laisse entendre qu’il ne serait pas contre un pot-de-vin. Convaincu d’avoir affaire à un fonctionnaire corrompu et prêt à tout pour arranger la vente au mieux de ses intérêts, Poisson paye aussitôt, et rubis sur l'ongle – 100.000 francs en liquide, semble-t-il. Quelque chose comme 8 millions d'euros aujourd'hui...

Lustig file à l’anglaise et entre dans la légende

Bien évidemment, dès le lendemain, Lustig prend le premier train le lendemain pour l’Autriche, persuadé que son arnaque va faire la une des journaux. Il se passe… exactement le contraire : atterré de s’être fait entourlouper dans les grandes largeurs, Poisson n’a même pas porté plainte !

Il n’en faut pas plus à Lustig pour décider de rentrer à Paris avec une idée derrière la tête : vendre DEUX FOIS la Tour… Cette fois-ci pourtant, sa cible ne tombe pas dans le panneau et Lustig doit partir en catastrophe pour les Etats-Unis pour échapper à la police. Là-bas, l’homme qui avait vendu la tour Eiffel ne s’acheta pas une conduite, bien au contraire. Reconverti en faux-monnayeur, il finit par se faire capturer et finit ses jours à Alcatraz, en 1947.

Sur les murs dépouillés de sa cellule, Lustig n’avait affiché qu’une chose, une petite carte postale de bazar.

La Tour Eiffel.

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* Oui, bon, c’est la rentrée.

Publié par jcpiot / Catégories : Actu