Ce député pour qui la France a 2000 ans

C’est un texte bien étonnant que vient de publier Serge Grouard, député (LR) du Loiret. On y voit le député s’adresser aux « Musulmans de France » pour leur donner une leçon de société et de patriotisme à sa sauce et leur expliquer que si les Français sont bien entendu tous égaux, les Français musulmans le sont tout de même un peu moins que les autres et pourraient quand même faire plus d’efforts. Et de terminer sur cette sourde menace qui laisse un drôle de goût en bouche :

« Beaucoup de Français en ont assez. Attention ce peuple tolérant est aussi violent et il l’a montré dans son histoire ».

On laissera le député s’expliquer de cette phrase, comme de ce surprenant concept d’égalité à géométrie variable. Revenons en revanche sur les premières lignes de ce texte, l’affirmation suivante :

« Vous êtes nouveaux sur la terre de France. Une cinquantaine d’années pour la plupart d’entre vous dans un pays qui en compte deux mille ».

La France aurait donc 2000 ans ?

Bond’là, m’en voilà bien étonné.

En attendant que le député Grouard ouvre un livre d’histoire publié depuis un peu moins de 150 ans, revenons sur les quelques raisons qui font de cette affirmation une sottise sans nom et revenons 2000 ans en arrière donc, soit en 16 après Jésus-Christ. Et cherchons donc cette France mythologique, cette France originelle, cette France d’avant la France, si chère au député Grouard.

La « France » en 16 : des tas de Gaules

En 16 de notre ère, le territoire qui correspond aujourd’hui aux frontières françaises est entièrement placé sous l’autorité de Tibère, deuxième chef d’un Empire romain fondé par son prédécesseur Auguste.

Le nom même de France n’existe pas. Elle n’est pas un pays, ni une ambition politique, pas même une pensée et encore moins un État indépendant.

Ce que nous avons en 16, c’est une série de provinces de statuts différents :

  • La Narbonnaise, province romaine déjà ancienne, menée par un proconsul de Rome ;
  • Les provinces alpestres, qui appartiennent personnellement à Tibère, lequel les fait gérer par un procurateur ;
  • La Gallia Comata, ou Gaule chevelue, dirigée par un légat basé à Lyon. Elle englobe elle-même trois provinces – la Gaule Lyonnaise, la Gaule Aquitaine et la Gaule Belgique, elles-mêmes divisés en 60 cités qui correspondent peu ou prou aux territoires des anciennes tribus gauloises conquises par César.

provinces romaines

Notons la remarquable absence de France sur cette carte des provinces romaines en 14 de notre ère.

 

Tout cela bougera sous Dioclétien, sous Domitien et d’autres mais le fait est que l’Empire romain en a pour encore quatre ou cinq bonnes centaines d’années d’existence au bas mot avant de disparaître progressivement au 5e siècle.

Ajoutons, puisque le député Grouard semble estimer que les Français musulmans ont plus à prouver que leurs compatriotes présents avant eux, qu’il n’y a pas non plus l’ombre d’un Français chrétien dans les Gaules. D’abord parce qu’il n’y a pas encore de Français, ensuite parce qu’il n’y a pas de chrétiens, et pour cause : le Christ, en 16 après lui-même, est encore un adolescent de Galilée.

 La France a-t-elle une date de naissance ?

Mais du coup, quel âge a-t-elle ? Tout dépend de ce qu’on entend par France : un peuple ? Un État ? Une nation ? Une patrie ? Un régime ? Un sentiment d’appartenance ? Une identité commune ? Un drapeau ? Des valeurs ? Admettons, mais lesquelles ?

L’infinie complexité de ce processus est en soi une forme de réponse : il n’y a pas de date de naissance et pas d’anniversaire. La France n’est pas un être vivant inscrit à l’état-civil, il n’existe pas de date ou de symbole magique à partir de laquelle on pourrait se dire « pouf, ça y est, nous sommes en France, nous sommes Français et être français, c’est être ceci ou cela ». C’est de l’histoire-roman, cela ; du conte, une fiction, une lecture symbolique tant qu’on voudra – mais pas de l’Histoire.

Plusieurs dates-clefs peuvent être retenues comme une série d’étapes vers la constitution de notre pays. Là encore, elles ne sont pas un document certifié conforme mais une suite de marqueurs qu’on peut retenir comme autant de points de repères.

  • 24 décembre 496 : avant la France, les Francs et le plus connu d’entre eux, Clovis. Décembre 496, qui marque le baptême du roi franc, c’est LA date fondatrice pour les tenants d’une France qui serait à leurs yeux indissociables du christianisme. D’un point de vue plus politique, sa conversion est surtout pour Clovis une manière de s’assurer le précieux soutien de l’Église et de ce qui reste des élites gallo-romaines, christianisées depuis Constantin. Donc de donner un peu de solidité aux conquêtes de son peuple, l’un des principaux groupes arrivés en Gaule vers le milieu du 5e siècle avec les Alamans. Ajoutons que baptisé ou non, Clovis n’est pas de roi de France mais rex francorum, roi des Francs.
  • 843 : c’est l’année du traité de Verdun, qui résout le problème posé par la mort de Charlemagne – un empereur dont les Allemands revendiquent autant l’héritage que les Français. Concrètement, l’ancien bloc est divisé en trois parts. La partie occidentale, qui couvre les deux-tiers environ de l’Hexagone actuel, désignée comme Francia occidentalis, est dirigée par Charles le Chauve.
  • 987 : la dynastie capétienne s’installe sur le trône pour les 8 siècles qui suivent. Mais pendant belle lurette encore, les Capétiens successifs ne règnent en réalité que sur leurs propres terres. Certains de leurs vassaux sont plus puissants qu’eux, à commencer par les Plantagenêts.
  • 1124 : Louis VI le Gros en appelle avec succès à ses vassaux contre les troupes de l’empereur germanique Henri V, qui entre en Champagne. C’est souvent à cette mobilisation qu’on associe la naissance d’un sentiment national commun chez les grands seigneurs féodaux, à nouveau sensible à Bouvines en 1214 quand Philippe Auguste colle une tatouille aux troupes d’Othon IV.
  • 1190 : le même Philippe Auguste est le premier à faire graver sur son sceau la mention Rex Franciae (roi de France) au lieu de Rex Francorum (roi des Francs). A partir de Louis IX (Saint Louis), l’expression est définitivement retenue.
  • La guerre de Cent Ans : la stratégie de pillage des armées anglaises fait beaucoup pour entretenir la haine des populations des campagnes, bien plus prononcée que dans les villes. c’est sans doute là, au cœur de ce conflit qui s’étend de 1337 à 1453, que se cristallise ce fameux sentiment national – entre le XIVe et le XVe siècle donc. Contre les Anglais qu’il s’agit de « bouter » donc mais aussi contre leurs alliés… Bourguignons.

Alors ?

Alors, avant la guerre de Cent Ans, il y a bien une France, mais y a-t-il des Français ? Les sujets du roi savent depuis longtemps qu’ils vivent dans le royaume de France mais il n’existe pas encore de conscience nationale, de patrie commune avant le début du conflit.

À son terme, ce sentiment est plus ou moins acquis – au moins sur le territoire français de cette époque, qui ne correspond pas au nôtre aujourd’hui.

Bref : le député Grouard a le droit le plus absolu d’admirer son pays, il a même celui de raconter n’importe quoi. Il n’y a qu’un problème : son fantasme n’a jamais existé. Il se plante de douze bons siècles, dans l’hypothèse la plus indulgente.

Une chose est certaine : on peut bien tordre les mots dans tous les sens pour le plaisir d’un discours électoral de circonstance, la France n’a pas deux millénaires, député Grouard.

Et c’est bien peu et bien mal la connaître que de le prétendre.

Publié par jcpiot / Catégories : Actu