Petite histoire du crime de blasphème

Le moins qu’on puisse dire, c’est que la dernière couverture de Charlie Hebdo, un an après les attaques, n’a pas fait l’unanimité. Mieux : elle a rallumé le débat récurrent sur le vieux concept de blasphème - le député LR Jean-Frédéric Poisson estimant ainsi que Charlie avait « dépassé les limites » de la liberté d’expression. L’occasion d’un retour sur un crime sorti du droit depuis deux bons siècles.

De quoi parle-t-on ?

À force de mettre le mot blasphème à toutes les sauces, on en finirait par en l’origine de vue : le mot vient tout droit du grec, où il désignait une injure ou une calomnie. Petit à petit, le mot a pris sa connotation religieuse pour trouver son sens actuel : une insulte envers un Dieu ou les dieux. Au passage, le Christ lui-même fut accusé de blasphème, à en croire l’Évangile de Jean [1].

En France, c’est au Moyen Age que le concept se solidifie sur le plan légal : à la faute religieuse s’ajoute la faute pénale ; le blasphème devient l’un des crimes les plus durement punis. Dès le règne de Louis IX le blasphémateur est puni par où il a péché : au premier blasphème, le coupable est marqué au front ; en cas de récidive, on lui arrache la langue et on lui coupe les lèvres.

Pourquoi une telle sévérité ? Parce que depuis Louis IX (devenu Saint Louis après sa mort), les rois de France sont considérés par le pape comme les fils aînés de l’Église et porteront à partir de Charles V le titre honorifique de « rois très chrétiens ».

Bref, la religion chrétienne (puis catholique après la Réforme) est religion d’État. Le roi de France, sacré à Reims, règne par la grâce divine : rire de lui, c’est se moquer non seulement de l’Église et de Dieu, mais porter atteinte à toute l’organisation politique et sociale. C’est contester l’ordre même du monde. Au passage – c’est important de le préciser – c’est bien l’État, le roi, qui punit le plus durement et pas le clergé : le droit canon, celui de l’Église, ne prévoit aucune sanction pour blasphème. La réponse pénale, elle, durera plusieurs siècles et sera marquée par des affaires célèbres – une surtout : celle du chevalier François de la Barre.

L’exécution du chevalier de la Barre : un tournant

Aout 1765, à Abbeville, dans la Somme : un scandale retentissant éclate le jour où on retrouve sur un pont de la ville un crucifix mutilé par des coups d’épée ; plus loin, dans un cimetière, une statue du Christ a été recouverte d’ordures. L’enquête est rapide et s’oriente vers la jeunesse dorée de la ville – vers un jeune homme de 19 ans en particulier, connu pour son irrespect de la religion : le chevalier de la Barre. Pendant l’enquête, on trouve à son domicile des livres libertins – pire encore, le Dictionnaire philosophique de Voltaire, un ouvrage interdit par le Parlement de Paris et par le Vatican.

Le procès, en février 1766, est vite expédié et débouche sur un verdict impitoyable : François de la Barre est condamné à mort pour « impiété, blasphèmes, sacrilèges exécrables et abominables », coupable entre autres, « d'avoir passé à vingt-cinq pas d'une procession sans ôter [le] chapeau qu'il avait sur sa tête, sans se mettre à genoux, d'avoir chanté une chanson impie, d'avoir rendu le respect à des livres infâmes… ».

L’exécution prend la forme d’un supplice : de La Barre est condamné à subir la question ordinaire et extraordinaire, à avoir la langue tranchée avant d’être ensuite décapité puis brûlé.

La sentence est confirmée en appel par le Parlement de Paris, en contradiction directe avec une décision prise par Louis XIV près d’un siècle plus tôt : le Roi-Soleil avait expressément ordonné que le blasphème ne soit plus puni de mort. En dépit de demandes multiples un Louis XV vieillissant refuse de gracier le chevalier, de peur sans doute d’apparaître comme un défenseur des libertins.

L’exécution a lieu le 1er juillet 1766. Le matin, le jeune homme de 20 ans subit la question ordinaire, destinée à lui faire donner le nom de ses complices. On lui inflige les brodequins, cette torture qui consiste à faire éclater les os des pieds et des jambes : il maintient qu’il n’a pas de complices.

Trainé en chemise sur l’échafaud, le chevalier porte autour du cou une pancarte sur laquelle on peut lire « impie, blasphémateur et sacrilège exécrable ». Petite attention bien sympathique, on renonce finalement à lui trancher la langue comme prévu : le bourreau se contente de l’exécuter d’un coup de sabre. Le corps du chevalier est ensuite jeté au bûcher – avec sur le torse, cloué, son exemplaire du Dictionnaire Philosophique de Voltaire.

La violence de l’exécution est telle qu’elle déclenche un débat immense, dans lequel Voltaire, horrifié, engage toute sa puissance littéraire – un vrai risque pour le philosophe et une véritable contre-enquête qui ridiculise le travail des enquêteurs, établissant qu’aucun élément ne prouvait la culpabilité du jeune chevalier. Le bruit est tel que le tribunal d’Abbeville renoncera à poursuivre les autres accusés.

Dans l’édition suivante du Dictionnaire Philosophique, Voltaire ajoutera une nouvelle entrée, le mot Torture, essentiellement consacrée au cas du chevalier. Il y attaque une nouvelle fois le pouvoir arbitraire – et dénonce au passage un clergé qui n’y était strictement pour rien mais avait laissé faire, à la notable exception de l’évêque d’Amiens, partisan de la grâce.

La République a-t-elle ses blasphèmes ?

Ce scandale et la Révolution changent progressivement la perspective. L’idée qu’une foi n’a pas davantage à fonder la norme sociale qu’à tracer les limites de l’opinion ou à déterminer les châtiments s’impose progressivement. La confrontation des libertés de chacun fait que croyants, athées et agnostiques sont libres de s'exprimer sans redouter une condamnation. Concrètement, le blasphème n’existe plus en droit français depuis 1791 en dehors d’un bref retour de 1814 à 1830, sous le nom de sacrilège. Régulièrement pourtant, le sujet revient sur le devant de la scène, porté par un politique en mal de buzz – Éric Raoult par exemple, en 2006.

Fini le blasphème ? Au sens religieux, certainement. Reste d’autres tabous que la République réprime, au point de les faire presque apparaître comme la version laïque du vieux crime contre la foi : depuis 2003, la loi a créé un délit d’outrage au drapeau ou à l’hymne national. Deux mois de prison et 7 500 euros d’amende, ça n’est évidemment pas la langue tranchée – mais tout de même, on se demande si la République est si fragile pour en être à ce point crispée sur ses symboles.

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[1] : « Ce n'est point pour une bonne œuvre que nous te lapidons, mais pour un blasphème, et parce que toi, qui es un homme, tu te fais Dieu » (Jean, 10, 33)

Publié par jcpiot / Catégories : Actu