Déchéance, déchéance, est-ce que j’ai une tête de déchéance ?

86 % de Français favorables à la déchéance de nationalité d’après un sondage, des politiques crispés sur le sujet, un Président et un Premier ministre fermement décidés à inscrire la mesure dans la Constitution… Le débat fait rage autour d’une notion d’autant plus complexe qu’elle est intimement liée aux excès d’un certain régime de Vichy. Retour sur l’histoire de cette fameuse déchéance.

1791, les premières prémisses d’une notion

Commençons par une lapalissade : pour perdre sa qualité de Français, encore faut-il définir ce que c’est que d’être Français – et pour ça, il faut attendre la Révolution française : l’Ancien Régime ne définit ni la nationalité, ni la citoyenneté française mais seulement des "régnicoles" : les sujets du roi de France, opposés aux "aubains", ces étrangers qui relèvent d’un autre droit mais vivent dans le royaume.

La Révolution formalise un peu ce merdier les choses mais se concentre sur la notion de citoyenneté plus que sur celle de nationalité. Elle y associe une série de droits et de devoirs et la Constitution de 1791, pour la première fois, prévoit la perte de la "qualité de Français". Reste à savoir ce qu’on entend par là : la seule qualité de citoyen et donc les droits civiques qui vont avec, ou une nationalité qui n’est encore mentionnée dans aucun texte juridique ?

1804, le Code Civil crée la nationalité française

Avec l’unification du droit civil, le code Napoléon crée la notion juridique moderne de nationalité, reprise ensuite par le reste de l’Europe. La nationalité française est désormais un attribut juridique. Elle se transmet par filiation paternelle : en gros, naître d’une mère française mais d’un père étranger ne suffit pas à garantir la nationalité française. Autre nouveauté, le droit du sang se combine avec le droit du sol, par exemple pour permettre à un enfant né de deux parents français à l’étranger d’être lui-même français. Mais il n’est toujours pas question de déchéance.

1848, la notion de déchéance apparaît – ou presque

44 ans après l’apparition en droit de la nationalité, c’est avec l’abolition définitive de l’esclavage que les choses précisent. Le décret qui y met fin, écrit par Victor Schoelcher, précise que le fait de posséder ou de vendre des esclaves "entraînera la perte de la qualité de citoyen français"  - et non plus de la qualité de Français tout court comme en 1791.

La déchéance de nationalité est-elle enfin née ? Le terme n’y est pas, mais c’est bien l’esprit du texte. La jurisprudence confirmera la différence entre cette perte de la "qualité de citoyen" et ce qui s’appelle alors la dégradation civique, qui correspond à la perte de ses droits de citoyen sans que la nationalité du condamné ne soit remise en cause.

Une notion née en pleine guerre mondiale

Il faut attendre la Première Guerre mondiale pour que la déchéance de nationalité apparaisse explicitement dans le droit français à l’occasion de deux lois de 1915 et 1917, qui précisent "qu’en cas de guerre entre la France et une puissance à laquelle a ressorti un étranger naturalisé, celui-ci pourra être déchu de la naturalisation lorsqu’il aura conservé la nationalité de son pays d’origine ou du pays dans lequel il a été antérieurement naturalisé". Ces textes permettent donc, pour la première fois, de revenir sur la nationalité accordée à un Français binational, originaire d’un pays avec lequel la France est en guerre. Elle est réservée à des cas bien précis : trahison, insoumission…

Alors, enfin née, la déchéance ? Toujours pas : comme le prévoit la loi de 1917, la disposition est abrogée en 1924.

1927, la notion s’installe définitivement

La déchéance de la nationalité dans son sens actuel est établie trois ans plus tard, avec le code de la nationalité de 1927. Celui-ci prévoit une sorte de… période d’essai : dix ans après l’acquisition de la nationalité française, un naturalisé peut être déchu "pour avoir accompli des actes contraires à la sûreté intérieure et extérieure" ou "pour s’être livré, au profit d’un pays étranger, à des actes incompatibles avec la qualité de citoyen français et contraires aux intérêts de la France".

Les motifs de la déchéance sont élargis en 1938 : au-delà des notions de trahison, il suffit d’avoir commis un crime ou un délit ayant entraîné une condamnation d'au moins un an d'emprisonnement… Un champ potentiellement très vaste qui reste très rarement appliqué : entre 1927 et 1940, seules 16 déchéances sont effectivement prononcées.

Bis repetita placent : comme au cours de la Première Guerre, le début du second conflit mondial fait évoluer le droit. Le décret-loi du 9 septembre 1939 étend la déchéance de la nationalité à "tout Français qui se sera comporté comme le ressortissant d’une puissance étrangère". C’est sur cette base que plusieurs dirigeants communistes André Marty et Maurice Thorez seront déchus de la nationalité française – et par la Troisième République, pas par le régime de Vichy qui n’est pas encore en place.

Ce qu’en fit Vichy

Si la notion de déchéance est si brûlante, c’est clairement en raison de l’usage qu’en fit Vichy. La loi du 22 juillet 1940 pose le principe d’une révision générale des naturalisations accordées depuis 1927 ; en tout, l’État français du Maréchal Pétain va procéder à la dénaturalisation de 15 154 Français naturalisés. Ce sont d'abord les Juifs qui sont visés : 7 000 Juifs d'origine étrangère perdent la nationalité française acquise au cours de la dernière décennie. Le reste concerne surtout des délinquants de droit commun mais pas seulement : 110 000 juifs d’Algérie et 446 personnes nées Françaises sont jugés indignes de leur nationalité. Parmi elles, une série de personnalités politiques de premier ordre, à commencer par le général de Gaulle ou Pierre Mendès France.

Après 45, un champ restreint

En France comme un peu partout, les excès de la première partie du vingtième siècle aboutirent à de solides restrictions. En gros, l’idée dominante veut que la nationalité est une chose trop sérieuse pour la laisser entre les mains d’un pouvoir exécutif quelconque.

C’est la raison pour laquelle l’Angleterre limite la déchéance aux seuls faits de terrorisme, sans l’étendre à d’autres crimes. C’est la même raison qui fait que les États-Unis ne l’autorisent pas, y compris après les attentats du 11-Septembre. Depuis que le XIVe amendement à la Constitution a accordé la citoyenneté à toute personne née aux États-Unis en 1868, il est impossible de priver un Américain de sa nationalité. Il ne peut la perdre que s’il y renonce volontairement.

De quoi éclairer notre propre débat sur le projet de constitutionnalisation souhaité par l’exécutif, d’autant que la notion évoquée dans le projet actuel va au-delà de la question du terrorisme qui le justifie. Le texte, qui évoque « un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation », pose un sérieux problème de définition : qu’est-ce que la vie de la Nation ? Qu’est-ce qu’une atteinte contre elle ?
 

 

 

Publié par jcpiot / Catégories : Actu