L’amer voyage du Saint Louis

Des bateaux dans un sale état, surchargés de réfugiés qu’on promène de centres en centres quand ils survivent au voyage. Une opinion publique qui oscille entre pitié et rejet. Des discussions diplomatiques qui semblent infiniment longues, si loin de la réalité des naufrages. Des institutions et des politiques gênés aux entournures. Le drame des réfugiés qui se noient par centaines en Méditerranée illustre une fois encore l’écart entre les discours et les actes. De quoi rappeler le drame d’un autre bateau de réfugiés, lui aussi lancé dans une longue errance, voici 76 ans.

Printemps 1939 : fuir l’Allemagne avant le chaos

Rien ne tourne rond pour les Juifs allemands en 1939, depuis l’arrivée au pouvoir du parti nazi six ans plus tôt. Si la solution finale et l’extermination systématique n’ont pas encore commencé, une série de lois antisémites les a rapidement frappés. Ils vivent un quotidien fait d’humiliations, de menaces et de cruautés impunies qui s’ajoutent à la violence de l’Etat hitlérien. Beaucoup, après avoir fait le dos rond, comprennent à juste titre que les pogroms de la Nuit de Cristal, en novembre 1938, ont valeur d’ultime avertissement. Bien des Juifs comprennent que rester en Allemagne menace leur existence même et cherchent à émigrer. Reste à savoir où…

Vers Cuba

Dans ce contexte, les 937 passagers, dont 40 femmes et enfants, qui montent à bord du Saint Louis le 13 mai 1939, juifs allemands pour la plupart, voient leur trajet comme le voyage de la dernière chance. Le navire est un transatlantique dont les 231 hommes d’équipage transportent régulièrement des voyageurs à destination de La Havane. Huit ponts, deux classes, et des billets qui ne sont pas donnés : 800 reichsmarks en première, 600 en classe touriste. Un prix prohibitif qui a conduit les passagers à vendre tout ce qui leur restait, voir à laisser des proches derrière eux dans l’intention de les faire venir plus tard. Petit détail sordide qui ajoute un rien de misère à l’ensemble : la compagnie allemande avait exigé des passagers qu’ils règlent 230 reichsmarks supplémentaires, prévoyant un trajet difficile.

Et pour cause : la compagnie sait très bien que le débarquement des Juifs à Cuba s’annonce difficile. Certes, la plupart des passagers ont réclamé un visa de séjour pour les États-Unis et Cuba ne doit être qu’une escale. Les voyageurs juifs sont simplement censés y patienter le temps que les quotas américains permettent leur débarquement en Floride. Mais La Havane traverse une phase de changement politique dont les États-Unis, comme Cuba et l’Allemagne, sont tout à fait conscients – pas les passagers.

Eux ignorent que le président cubain a tout simplement invalidé leurs certificats de débarquement, sous la pression des partis d’extrême droite [1] qui refusent l’arrivée d’émigrants, vus comme de futurs concurrents sur un marché du travail ravagé depuis la crise de 1929. Avant même le départ de Hambourg, le gouvernement cubain est sous pression. Le 8 mai s’est tenue une manifestation antisémite qui a attiré plus de 40 000 participants chauffés à blanc par les médias conservateurs et reste comme le plus grand rassemblement xénophobe de l’histoire de l’île.

L’errance

La traversée se passe d’abord normalement, sous l’autorité du capitaine Schröder, qui exige de ses hommes qu’ils traitent ses passagers juifs comme des voyageurs de rang. Mieux, le voyage est tout à fait joyeux. Les passagers, convaincus d’être enfin sortis d’affaires, ignorent ce qui se prépare et profitent des services du bord. Il y a des bals, des concerts… Des nourrices s’occupent des bébés quand leurs parents mangent ou prient dans la petite synagogue improvisée, autorisée par le capitaine. Le même homme fait enlever un buste du chancelier Hitler qui trône sur une des tables de la salle à manger. Les enfants apprennent à nager dans la piscine située le pont.

Mais à La Havane, où le Saint Louis accoste le 27 mai, tout part en cacahuète. Seuls 28 passagers sont autorisés à débarquer, dont 22 citoyens juifs allemands[2].  Le 2 juin, Cuba ordonne aux bateaux de quitter ses eaux territoriales ; le capitaine Schröder se dirige alors vers Miami – si près que les voyageurs en voient les lumières.

La presse internationale couvre massivement l’événement. Les média américains, notamment, témoignent d’un réel mouvement de sympathie envers la situation de passagers désespérés – et ça s’arrête là. La Maison Blanche refuse de laisser débarquer des passagers à qui il refuse le visa et renvoie le bateau à Cuba, tout en demandant à La Havane d’accueillir le navire… pour raison humanitaire !

L’État américain fait dans le pragmatisme et tient compte de son opinion publique. Là encore, la crise de 1929 a laissé des traces : à en croire un sondage de l’époque, dans Fortune Magazine, plus de 80 % des Américains sont hostiles à l’allègement des restrictions à l'immigration. Roosevelt, qui n’interviendra jamais publiquement dans le dossier du Saint Louis, vient d’ailleurs d’enterrer en toute discrétion le projet de loi Wagner-Rogers qui prévoyait d’accueillir 20 000 enfants juifs allemands.

Case départ

Après le refus de la Maison Blanche, suivi dans les six secondes ou presque d’une nouvelle fin de non-recevoir de Cuba, le Saint Louis cherche à accoster au Canada – nouveau refus. La mort dans l’âme et après avoir envisagé d’échouer son bateau contre les côtes colombiennes, le capitaine Schröder se résigne à faire machine arrière vers l’Europe où quatre États accepteront finalement d’accueillir les passagers, en octobre 1939. Il joua d’ailleurs encore un rôle essentiel dans cette affaire. Après avoir remué ciel et terre pour trouver une terre d’accueil pour ses passagers, il refusa de rentrer en Allemagne avant que ses passagers n’aient été débarqués en lieu sûr. Un concept relatif : l’Histoire n’ayant pas de pitié, il se trouve que trois des quatre États d’accueil allaient se retrouver moins d’un an plus tard sous contrôle nazi : la France, la Belgique et les Pays-Bas…

Le capitaine Schröder a reçu la médaille de « Juste parmi les nations » en 1993, plusieurs années après sa mort.

Gustav Schroeder

Goebbels 1 – Démocraties 0

Le grand gagnant de cette histoire est évidemment l’Allemagne hitlérienne. Si sa politique antisémite allemande fait réagir le monde entier, elle vient de démontrer par A+B qu’il y a loin des mots et des actes. Hitler va se faire un plaisir de mettre les pays occidentaux face à leurs contradictions au lendemain de cet imbroglio.

Via la propagande savamment orchestrée par Joseph Goebbels, les nazis font tout pour exploiter le refus des autres nations à accueillir les Juifs. En substance, ils y puisent de quoi pointer auprès des populations la faiblesse et l’hypocrisie de démocraties, bien lentes à accueillir ceux que l’Allemagne décrit comme des parasites, dès qu’il s’agit de les recevoir sur leurs sols. De quoi se moquer de ces démocraties très peinées par le sort des Juifs allemands jusqu’au moment où il s’agit de les accueillir. Hier comme aujourd’hui, les minutes de silence et les déclarations d’intention ne font pas une politique.

255 des 620 passagers revenus en Europe moururent dans les camps nazis.

dessin

 

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[1] Il existe même un parti nazi cubain…

[2] Un 23ème, qui fait une tentative de suicide en apprenant la décision des autorités cubaines, sera finalement admis à l’hôpital.

 

Publié par jcpiot / Catégories : Actu