Heredia, Salengro, Taubira : les sales méthodes des droites extrêmes

Quoiqu’on pense de sa politique pénale et de la manière dont elle occupe ses fonctions de Garde des Sceaux, rares sont les personnalités politiques plus attaquées que Christiane Taubira – les derniers épisodes en date ayant franchi une nouvelle étape dans la violence verbale. De fait, aucun ministre de la République n’a été attaqué de façon aussi indigne depuis Roger Salengro, en 1936. Et attaques après attaques, les angles choisis par les droites extrêmes sont étrangement semblables.

Le racisme

C’est bien le seul angle d’attaque dont ne fut pas victime Roger Salengro, et pour cause : né à Lille, élevé à Dunkerque, l’homme n’avait pas la peau sombre. Ce n’est pas le cas de Christiane Taubira, comparée à une guenon à longueur de temps. Des propos parfois condamnés par la justice, d’ailleurs : Anne-Sophie Leclère, ex-tête de liste Front National aux dernières élections municipales, a été condamnée à de la prison ferme en première instance et sera rejugée en appel.

Le racisme le plus bas n’a pas attendu Christine Taubira pour s’exprimer. Mulâtre et fils d’un général napoléonien à la peau noire, le romancier Alexandre Dumas en entendit de belles lorsqu’il s’essaya à la politique au lendemain de la révolution de 1848[1]. Cet échange avec un de ses contemporains, pendant la campagne électorale témoigne cela dit du sens cinglant de la répartie de l’écrivain :

- …Au fait, cher Maître, vous devez bien vous y connaître en nègres ?

- Mon père était un mulâtre, mon grand-père était un nègre et mon arrière-grand-père était un singe. Vous voyez, Monsieur : ma famille commence où la vôtre finit.

Mais le précédent le plus net concerne Severiano de Heredia. Cubain d’origine et « mulâtre né libre », Heredia se lança dans une carrière politique en France, après y avoir mené l’essentiel de son enfance puis obtenu sa naturalisation. Conseiller municipal puis maire de Paris, il sera même ministre quelques mois, en 1887.

Soit très exactement le moment où les attaques racistes se réveillèrent dans la presse ultra-conservatrice, plus intéressée par la couleur de peau de Heredia que pas son travail. On y surnomme Heredia « le nègre de l’Elysée », le « nègre roublard aux grosses lippes », le « ministre chocolat », et autres amabilités. Des injures auxquels Heredia ne daignera jamais répondre.

Reste que le colonialisme de la Troisième République mettra fin à sa carrière aussi efficacement que ces attaques. Difficile d’avoir un ministre noir dans un gouvernement qui justifie les conquêtes africaines au nom d’une œuvre de civilisation des populations noires. Plus difficile encore lorsqu’on expose des indigènes comme des animaux, comme au cours de l’Exposition Universelle de 1886. Heredia, fin lettré, poète et romancier, finira sa vie loin de la politique.

Les fausses rumeurs

En plein débat sur la réforme pénale, une folle rumeur se mit à circuler comme une traînée de poudre : le fils de Christine Taubira aurait été condamné pour le meurtre d’un jeune homme dans une station-service. A l’origine, une lettre ouverte prétendument signée de la mère de la victime, relayée des millions de fois sur les réseaux sociaux. Le hic ? La lettre est un faux absolu dont on retrouve des versions un peu partout en changeant simplement le nom de la personnalité politique visée.

La rumeur, Salengro en fut victime sur un autre terrain. Coursier à vélo pendant la Première Guerre, Salengro sera régulièrement représenté en cycliste dans les caricatures. De proche en proche, on en vient à le taxer plus ou moins ouvertement d’être homosexuel – à grands renforts de calembours autour de la pédale - à une époque où cette orientation était un délit pénal, sans même parler du regard que porte la société sur les hommes et les femmes concernés. Tant qu’à faire, on l’accusera encore d’être un ivrogne, sans l’ombre d’une preuve.

L’accusation d’être un mauvais Français

C’est la dernière insulte en date : Taubira, déjà accusée d’être un tract ambulant pour le Front national par le député G. Darmanin, a été invitée par la première adjointe (sans étiquette) du maire UMP de Juvisy a rentré en Guyane : « elle vient de Cayenne, là où il y avait le bagne, qu'elle reparte là-bas vu qu'elle a toujours détesté la France ». Une allusion précisée par l’avocat de l’élue en ces termes : « Christiane Taubira a été une activiste de l'indépendance de la Guyane contre la France. Elle a milité pour que Cayenne ne soit plus la France. »

Outre que l’élue gagnerait à se rappeler que la Guyane est française et qu’y « repartir » revient à peu près autant à quitter la France qu’en se rendant à Limoges, le sous-texte est clair : Christiane Taubira n’est pas digne d’être ministre parce qu’elle n’est pas vraiment française, ou une mauvaise Française.

C’est là que le parallèle avec Roger Salengro se fait le plus marquant. Lui-même fut frappé par une campagne équivalente, lancée par les journaux d’extrême droite alors que le Lillois avait été nommé ministre de l’intérieur du Front Populaire. En cause : son passé d’ancien combattant.

Le 10 juillet 1936, Henri Becquart, député conservateur de Lille, apostrophe le ministre de la défense Daladier, et lui demande d’éclaircir l’attitude du soldat Salengro, accusé d’avoir déserté à l’ennemi en octobre 1915, puis d’avoir été condamné à mort par contumace et enfin acquitté dans des conditions douteuses. Le 14 juillet – forcément… - l’Action Française présente ouvertement Salengro comme un condamné à mort et un déserteur. En août, c’est à l’hebdomadaire d’extrême droite Gringoire  (600 000 exemplaires) de surenchérir. D’autres publications s’y mettent, la campagne est lancée.

Le scandale augmente les tirages, distille le doute et la haine sur un sujet infiniment sensible en France où 1,4 millions de Poilus sont morts. Taxé de lâcheté et de traîtrise, Salengro lutte pied à pied pour défendre son honneur.  Léon Blum publie le dossier militaire de son ministre, étudié par une commission d’enquête composée d’anciens combattants et par le Général Gamelin, qui blanchissent entièrement Salengro. Pas de quoi calmer Grégoire qui titre le lendemain : « on a blanchi Salengro, le voilà propre en gros ! »

S’il fallait une preuve que les mots ont du pouvoir, les conséquences de l’affaire Salengro suffiraient. Le soir du 17 novembre 1936, alors qu’il rentre épuisé à son domicile de Lille, il croise un inconnu qui l’injurie et lui crache au visage.

Un peu plus tard, le ministre de l’intérieur, qui vit seul depuis la mort de sa femme, fait sortir son chat de la cuisine. Il étale sur la table un exemplaire de Grégoire et rédige deux lettres assez brèves. Dans celle qu’il adresse à Léon Blum, cette ligne : « S’ils n’ont pu réussir à me déshonorer, du moins porteront-ils la responsabilité de ma mort ».

Il place ensuite une serpillière mouillée devant le bas de la porte et ouvre le gaz.

5 jours plus tard, devant le cercueil de son ministre, Léon Blum aura ces mots qu’on gagnerait peut-être à garder en mémoire.

« Il n’y a pas d’antidote contre le poison de la calomnie. Une fois versé, il continue d’agir quoiqu’on fasse dans le cerveau des indifférents, des hommes de la rue comme dans le cœur de la victime. (…) On juge superflu de vérifier, de contrôler, en dépit de l’absurdité parfois criante. On écoute et on répète sans se rendre compte que la curiosité et le bavardage touchent de bien près à la médisance, que la médisance touche de bien près à la calomnie et que celui qui publie la calomnie devient un complice involontaire du calomniateur. »

Salengro

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[1] Dans le strict cadre littéraire aussi. Un certain Eugène de Mirecourt, dans une critique de 1845, écrivait ceci : « Grattez l’écorce de M. Dumas et vous trouverez le sauvage. (…) Aiguillonnez un peu un point quelconque de la surface civilisée, bientôt le nègre vous montrera les dents ».

Publié par jcpiot / Catégories : Actu