Trois visages de la lutte contre l’esclavage

Les cérémonies du 10 Mai et les polémiques qui l’accompagnent sont chaque année l’occasion de rappeler une fois encore de tristes vérités : l’esclavage est de tous les temps et de tous les continents – et il existe encore. Une occasion comme une autre d’évoquer trois figures marquantes de la lutte contre la servitude, de l’Empire romain aux États-Unis du 19ème siècle.

1 Spartacus : le mythe fondateur

On ne sait pas grand-chose de la jeunesse de Spartacus : fils d’un prince barbare ou d’une prêtresse de Dyonisos ? Simple berger ? Impossible d’en avoir le cœur net. Quand il entre dans l’histoire, il est esclave, raflé sans doute dans une des guerres frontalières menées par la République romaine et aussitôt expédié aux arènes de Capoue pour y amuser le public romain en combattant comme gladiateur.

C’est par Plutarque qu’on connait la suite de l’histoire du Thrace le plus célèbre de l’Antiquité : par une nuit d’été, en 73 avant J.-C, une petite centaine d’hommes s’échappe de l’école de gladiateurs de Capoue : à leur tête, Spartacus et deux de ses compagnons. Dans leur fuite, ils volent des armes dans un convoi et filent à travers la Campanie, en direction des pentes du Vésuve. Sur la route, ces hommes entraînés au combat se font rejoindre par quelques centaines d’esclaves enfuis des grandes propriétés agricoles de la région.

La ville de Capoue, pas franchement affolée, croit régler la question en leur envoyant quatre pelés et deux tondus que Spartacus et ses hommes se font un plaisir de couper en rondelles : la Troisième Guerre servile vient de commencer. En règle générale, ces révoltes sont vite réprimées : les esclaves sont pour la plupart des travailleurs de la terre, rarement bien équipés et mal organisés. Cette fois-ci, le corps de la petite troupe est constituée de combattants aguerris et armés, menés par un chef charismatique.

Depuis le Vésuve, Spartacus lance des raids sur les villas de la région.  Sa petite troupe grandit, sa réputation également : Rome intervient en lui expédiant 3000 hommes qui viennent encercler le volcan. Las : en pleine nuit, les troupes du Thrace tombent à bras raccourcis sur des légionnaires qui se font 1/ ridiculiser 2/ à nouveau rouler dessus. Pour la première fois, une force militaire romaine importante perd contre une bande d’esclaves, soit des individus dont le statut s’apparente très exactement à celui d’une table basse, en droit romain. La troupe grandit autour de Spartacus, vite et trop : de 80 gladiateurs, on est passés à 100 000 hommes, femmes et enfants rassemblés dans des camps de fortune. Tout le pays a été razzié, la famine menace : il faut bouger. L’immense masse humaine se scinde en deux.

30 000 hommes suivent un certain Crixus – et se font massacrer par les légions qui les traquent, près du Mont Gargano. Le plus gros des troupes a suivi Spartacus qui se retrouve face aux soldats du consul Publicola, dont les 16 000 légionnaires se font étriper jusqu’au dernier.  Fou de rage de la mort de Crixus, Spartacus organise alors dans la plaine d’étranges jeux funèbres en son honneur :  il fait dresser un amphithéâtre de bois et le soir tombé, au milieu des feux des bûchers, force trois cent prisonniers à s’entretuer, équipés en gladiateurs.A la tête d’une armée improbable de va-nu-pieds, d’esclaves, d’estropiés et de simples paysans,  Spartacus descend la plaine du Pô et remporte une nouvelle fois une victoire éclatante sur… 90 000 hommes, cette fois : ceux du proconsul de Gaule.

C’est dans le Sud de l’Italie, près du golfe de Tarente où il compte passer en Sicile à l’aide des bateaux clandestins loués à des pirates, que l’histoire s’achève : Rome, cette fois, en a assez et lui envoie Crassus, un des stratèges les plus riches de l’Histoire. Et un des plus ambitieux. Il s’est vu confier quatre légions par le Sénat ? Il en rajoute six, à ses frais. Et il mène une guerre intelligente contre Spartacus, ce qui change un peu, épuisant ses troupes, harcelant ses lignes d’approvisionnement… Ce jeu du chat et de la souris dure un moment et le Thrace remportera encore plusieurs engagements – mais rien de décisif, et la situation n’est plus tenable. Spartacus se résout à une bataille rangée.

Le matin du combat, on lui amène un cheval qu’il refuse, expliquant en substance qu’en cas de victoire, il en faucherait un vachement mieux et qu’en cas de défaite, la question du cheval serait résolue faute de cavalier vivant à mettre dessus.  La bataille est un massacre et les lignes des esclaves épuisés se brisent sur les troupes de Crassus qui va perdre 1000 hommes et en tuer 60 000. Spartacus meurt les armes à la main, non sans avoir coupé deux centurions en deux et raté Crassus de très, très peu. On ne retrouvera jamais son corps.

Crassus agira avec une cruauté inouïe, en faisant crucifier 6000 prisonniers le long de la via Appia qui relie Capoue à Rome, 6000 hommes qui agoniseront des heures au soleil. Spartacus, lui, entre dans la légende.

2 Toussaint Louverture : et Haïti gagna sa liberté

Lorsqu’Espagnols et Français se sont installés dans l'île d'Hispaniola (Haïti et la République dominicaine aujourd’hui), ils ont réduit la population en esclavage. Des milliers d’hommes mourront d'épuisement, de déshydratation et de maladies dans les champs de café ou de canne à sucre. On compensera avec les Noirs capturés en Afrique...

François-Dominique Toussaint Louverture est né esclave dans ce contexte-là, ponctué de rébellions désespérées – et vite réprimées.  L’onde de choc de la Révolution va donner à Toussaint l’occasion de prendre la tête d’une de ces révoltes : en 1791, il met la plus riche des colonies françaises à feu et à sang. Il y gagnera son surnom de « l’ouverture », un hommage de ses ennemis à son coup d’œil tactique qui lui faisait voir rapidement les faiblesses du camp ennemi. EN 1794, la République française abolit l’esclavage et l’ancien esclave se rallie à elle, intègre l’armée de la métropole – et devient le premier général noir de l’histoire. Autodidacte doté d’une intelligence et d’une culture hors du commun, tacticien brillant doté d’un profond sens politique, ce chef incontesté devient une légende vivante – on le dit fils d’un roi africain - prend le poste de gouverneur de la colonie de Saint-Domingue, dont il vient très accessoirement de virer les espagnols à grands coups de pied aux fesses, au nom de la France.

L’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte et le rétablissement de l’esclavage dans les colonies, en 1802, conduit Toussaint Louverture à reprendre les armes. Exaspéré par la résistance haïtienne, Napoléon organise  en 1802,une grande expédition militaire qui se solda par la capture de Toussaint, organisée dans le plus pur mépris des lois de la guerre, puisqu’on trahit les garanties données en le capturant lors d’une trêve. Transféré en France, il est enfermé dans une forteresse du Jura. Il y mourra de froid un an plus tard à peine, en avril 1803. Ce qui n’empêchera pas Haïti de devenir en 1804 la première République noire indépendante du monde : les graines plantées par Toussaint avaient germé... La France n’abolira définitivement l’esclavage qu’en 1848.

3 Harriet Tubman : Moïse est noir, et c'est une femme

Seize ans après la mort de Toussaint Louverture naît dans une plantation du Maryland une petite esclave noire, Harriet Tubman. La petite fille grandit vite et se retrouve placée à 6 ans chez une riche propriétaire, Miss Susan, qui la fera fouetter plus souvent qu’à son tour. Harriet se réfugie dans la foi. Épuisée par des mauvais traitements que son caractère rebelle rend plus fréquents encore, elle s’échappe une première fois en 1849 avec deux de ses deux frères, en pleine nuit, et gagne Philadelphie. L’avis de recherche passé par ses propriétaires fait état d’une récompense de « cent dollars par nègre ».

La seconde fuite sera la bonne, d’autant qu’Harriet est aidée par un réseau de sympathisants Quakers et par d’autres abolitionnistes, Noirs et Blancs, qui ont fondé un incroyable réseau d’aide aux esclaves en fuite, l’Underground Railroad. Comme son nom ne l’indique pas, ce réseau n’est ni tellement basé sur les chemins de fer, ni tellement clandestin : il s’agit plutôt d’un vaste tissu d’entraide et de résistance, conçu pour permettre aux esclaves évadés de gagner des terres plus clémentes. Le train n'est qu'un des moyens de gagner ces nouvelles terres promises.

Harriet en devient l’une des grands figures. Surnommée Moïse, elle fera plus de vingt voyages de 500 kilomètres entre le Maryland et la région des Chutes du Niagara, au Canada. Harriet sauvera ainsi plus de 300 esclaves, ce qui fait d’elle une sacrée bonne femme. Analphabète et inculte, mais d’une rare intelligence. Ainsi organise-elle systématiquement ses évasions le samedi, pour éviter que les avis de recherche ne puissent être affichées avant le lundi, donnant ainsi 24 heures d’avance, précieuses pour ses troupes. Elle fut aussi incroyablement audacieuse, physiquement téméraire et parfois impitoyable: elle prévenait les candidats à la fuite qu’une fois sur le départ, celui qui chercherait à rebrousser chemin serait abattu sur place… Menaces que le Black Ghost, un autre de ses surnoms, n’aura jamais à réaliser.

Dotée d’une de ces fois qui effectivement déplacent parfois des montagnes et brisent en tout cas des chaînes, Harriet reste comme une des plus courageuses des abolitionnistes américaines. Elle mourra en 1913, après avoir passé la fin de sa vie à lutter pour le droit des votes des femmes.

Je n'aime pas faire parler les morts, mais quelque chose me dit que Spartacus aurait bien aimé cette femme-là. Et Toussaint aussi.

Publié par jcpiot / Catégories : Actu