Expériences de Milgram : un éclairage sur les mécanismes de l’horreur nazie

Beverly Yuen Thompson

Depuis le début de l’année, une partie importante de l'actualité est consacrée à la commémoration des 70 ans de la libération du camp d'Auschwitz en Pologne. C’est l’occasion de revenir sur les travaux de Stanley Milgram, psychologue américain tourmenté par la barbarie nazie, et qui mit au point dans les années 1960 l’une des expériences les plus marquantes de l’histoire de la psychologie sociale.

Les préoccupations d’un psychologue

 « De 1933 à 1945, des millions d’innocents furent systématiquement massacrés sur ordre. Des chambres à gaz ont été construites, un quota d’individus fut exécuté chaque jour  avec la même efficacité qu’une usine de fabrication d’appareils ménagers. Cette politique inhumaine a pu germer dans l’esprit d’une seule personne, mais si elle a pu être mise en œuvre à large échelle, c’est parce qu’un très grand nombre de gens a obéi aux ordres » (Stanley Milgram, 1963).

Stanley Milgram (1933-1984) était un chercheur préoccupé par les comportements des soldats nazis au cours de la seconde guerre mondiale : comment des soldats "ordinaires" avaient pu en arriver à participer à l’extermination de millions de personnes ? Milgram cherchait à découvrir si ces comportements barbares relevaient d’une dimension individuelle (ces personnes étaient-elles sadiques ?), ou s’ils étaient au contraire dépendant de circonstances extérieures à la personne. Son hypothèse était que ce qui détermine le comportement d’un être humain, c’est moins sa personnalité que la situation à laquelle il est confronté. Selon Milgram, dans certaines situations, il devenait donc possible d’ordonner à des individus lambda de commettre les pires atrocités, quelles que soient leurs prédispositions individuelles.

Milgram s’est donc penché sur les mécanismes psychologiques de l'obéissance et de la soumission à une autorité. Dans les années 60, à l’Université Yale, il a entrepris une série de travaux qui continuent encore aujourd’hui d'influencer les recherches en psychologie sociale.

Les mécanismes de l’obéissance : la première expérience de Milgram

Pour vérifier son hypothèse, Milgram reconstitua de façon expérimentale les circonstances dans lesquelles un individu « ordinaire », soumis à une quelconque autorité, pouvait se transformer en un tortionnaire. Voici la procédure expérimentale de sa première recherche, publiée en 1963 :

Cette première expérience met en scène trois personnes :

- le chercheur, en blouse blanche, qui représente l’autorité scientifique,

- le participant recruté pour l’expérience et qui est celui dont on évalue le degré d’obéissance,

- et la « victime », qui en réalité est un complice du chercheur.

Les participants à l’étude sont issus de milieux socioculturels divers et recrutés par petite annonce. Lorsqu’un participant arrive dans le laboratoire, on lui annonce qu'il va participer à une recherche sur la mémoire : un individu apprend-il mieux lorsqu’il sait que ses erreurs seront sanctionnées par des décharges électriques ? En réalité, cette recherche est un prétexte pour masquer le véritable enjeu de l'expérience, celui de mesurer le degré d’obéissance du participant. Le complice du chercheur est présenté au participant comme étant aussi un sujet de l'expérience.

Le chercheur explique ensuite que l'un des deux sujets doit jouer le rôle du « professeur » et l'autre le rôle de l' « élève ». Ces rôles sont tirés au sort, mais le tirage est truqué de manière à ce que le participant joue toujours le rôle du « professeur » et le complice le rôle de l' « élève ». Le complice de l'expérience est ensuite attaché à une chaise électrique, et son poignet est attaché à une électrode lui délivrant des chocs électriques lorsqu’il commet une erreur. L'électrode est reliée à un générateur électrique situé dans une pièce adjacente. L'expérimentateur et le participant se rendent ensuite dans cette pièce.

La tâche du participant consiste alors à faire apprendre à l' « élève » une liste de mots associés  (« banane » et « jaune », par exemple). Après une période d’apprentissage, le « professeur » fait écouter un des deux mots à l’« élève » qui doit restituer de mémoire le second mot associé. Pour chaque erreur de l’ « élève », le participant doit le sanctionner par un choc électrique de plus en plus violent et douloureux. Les chocs s’échelonnent de 15 à 450 volts, ce dernier échelon étant annoncé comme un choc extrêmement dangereux (« danger severe shock »).

En réalité, il ne s’agit pas d’une expérience sur la mémoire. L’ « élève », complice du chercheur, fait intentionnellement des erreurs afin d’être sanctionné par le « professeur ». Il ne reçoit aucune décharge électrique, et ses cris de douleurs sont simulés.

Le but véritable de la recherche était pour Milgram d’évaluer la faculté d’obéir à des ordres immoraux et inacceptables donnés par une autorité : Milgram étudiait ce dilemme entre devoir obéir à l’autorité et refuser de faire souffrir la victime.

Des résultats surprenants

Selon vous, les participants ont-ils été nombreux à infliger un choc de 450 volts à une personne qui ne leur avait rien fait, simplement parce qu’une autorité scientifique leur avait demandé de le faire ?

Milgram a mené 17 variantes de cette expérience sur plus de 500 participants. Sur l’ensemble des participants volontaires, 65% ont obéi jusqu'au bout et ont envoyé une décharge de 450 volts, plutôt que de se rebeller contre l’autorité.

Depuis, de nombreux autres chercheurs ont répliqué ces résultats auprès de plusieurs milliers de personnes et dans un dizaine de pays différents. Des situations expérimentales dites de contrôle, ainsi que les variantes à cette expérience ont également permis d'établir que ces comportements de tortionnaires ne sont pas spontanés, mais accentués dans les situations où une autorité perçue comme légitime est présente. Dans ces situations, les individus « ordinaires » peuvent donc obéir à des ordres contraires à leurs intérêts moraux et être capable de torturer et tuer des semblables qui ne leur ont rien fait.

Ces résultats ont conduit Milgram à soutenir l’hypothèse que la barbarie nazie pouvait être expliquée par l’obéissance à une autorité légitime. Selon lui, c’était le contexte particulier du système hiérarchique de l’Allemagne nazie qui avait pu amener les soldats à commettre ces exactions.

Des résultats remis en cause

Les résultats de Milgram mettent clairement en évidence l’impact de la situation sur les comportements humains. La position théorique qui en découle est dite situationniste. Elle a été vivement critiquée car elle banalise l’atrocité de l’idéologie nazie et déresponsabilise les tortionnaires, comme si leurs actes étaient dénués de toute volonté propre. Certains chercheurs ont alors remis en cause les protocoles de Milgram. Par exemple, on a mis en doute la validité de ses résultats obtenus en laboratoire, en disant qu'ils ne pouvaient êtres transposés aux situations réelles.

Les chercheurs reconnaissent aujourd’hui l’importance des variables dites situationnelles pour expliquer les comportements humains. Mais cela ne les empêche pas de s’intéresser également aux variables individuelles, c’est-à-dire à la personnalité des sujets pour tenter de mieux comprendre leurs comportements. Pour le psychologue Beauvois, un des enjeux de la recherche est en effet de « capter ce que l’on appelle ces caractéristiques personnelles ». Milgram avait déjà conscience de ce problème : « La difficulté à saisir la relation entre la personnalité du sujet et son comportement vient de notre ignorance quasi totale du choix des procédés à employer pour évaluer la personnalité ».

Sources :

Courbet, D., Oberlé, D. et Beauvois, J.- L. (2011). Une transposition du paradigme d’obéissance de Milgram à la television : enjeux, resultants et perspectives. Connexions, 95 : 71-88.

Guéguen, N. (2014). Psychologie de la manipulation et de la soumission. Paris : Dunod.

Milgram, S. (1963). Behavioral study of obedienceJournal of Abnormal and Social Psychology, 67 : 371-378.

Milgram, S. (1974). Soumission à l’autorité. Paris : Calmann-Lévy.