Macron, l'ISF, et la redistribution du prestige

ISF, le débat irrationnel

Il est bien difficile de trouver une quelconque rationalité économique dans la suppression de l'ISF prévue l'année prochaine par le gouvernement. La soi-disante théorie du ruissellement, selon laquelle enrichir les riches bénéficie aussi aux autres, est pire que fausse : elle n'existe pas. La seule chose sûre lorsqu'on baisse les impôts des plus riches, c'est que les plus riches vont payer moins d'impôts. D'ailleurs elle n'est même pas avancée par le gouvernement pour expliquer sa motivation. L'explication avancée est celle de la simplification et de la réduction de la fiscalité du capital, afin d'accroître l'investissement en France : mais la fiscalité du capital n'est au bout du compte pas simplifiée, on pourrait voir s'y ajouter des taxes spéciales sur les actifs "ostentatoires" comme les yachts (à moins qu'on ne fasse une exception face à la crise rencontrée par la plaisance de luxe). On avance l'argument de l'investissement alors que rien ne montre que la France souffre d'un sous-investissement explicable par l'ISF; ou alors celui des riches qui s'expatrient et des fuites de capitaux devant l'ISF.

Sauf que les fuites de capitaux devant l'ISF sont dérisoires et qu'il existe déjà de nombreux mécanismes permettant de ne pas le payer; au bout du compte les grandes fortunes ne le paient quasiment plus, ni les entrepreneurs en activité, bref on se demande pourquoi consacrer tant de temps et d'énergie à un sujet aussi peu important.

Le mystère s'épaissit pourtant lorsqu'on considère les arguments adverses en faveur de l'ISF. Les arguments favorables à un impôt sont de deux types : l'efficacité économique, ou la justice sociale. L'ISF n'est pas un impôt idiot :  s'il existe de nombreux arguments pour montrer qu'il est potentiellement un impôt efficace, ils ne sont que rarement avancés dans le débat public. On évoque plutôt la question des inégalités croissantes au niveau mondial, sans expliquer en quoi l'ISF tel qu'il est contribue à les réduire. Le montant collecté est faible au regard des finances publiques, et la progressivité de l'impôt en France est bien plus assurée par les cotisations sociales. Surtout l'impôt sur la fortune a été conçu à une époque ou les inégalités mondiales ne montaient pas, ou les revenus du capital avaient été laminés par l'inflation, et par un gouvernement de gauche en 1982 qui ne faisait pas mystère de sa volonté de mettre en oeuvre avant tout un impôt symbolique, et de sa faible considération pour la rationalité économique.

Et depuis des décennies le débat reste irrationnel et loin des réalités. L'ISF fait fuir les riches - qui ne fuient pas - versus l'ISF est une juste contribution des riches - qui ne le paient pas. La seule manière de lui donner un sens est d'en considérer la dimension symbolique.

L'ISF comme humiliation

Une manière d'expliquer les réactions épidermiques que suscite l'ISF est en effet de voir qu'il est perçu comme une brimade, une humiliation spécialement destinée à une toute petite minorité. Seuls 300 000 contribuables y sont soumis; pour le payer ils doivent faire l'inventaire de tous leurs biens. Ce n'est pas trop compliqué pour certains actifs (comme des portefeuilles de titres) mais le devient lorsqu'il s'agit de devoir évaluer la voiture, les biens immobiliers, le voilier vieux de 25 ans qu'on sort l'été pour faire un tour avec les petits enfants, les bibelots en étain et le collier de perles hérités de belle-maman, et les tableaux achetés il y a 25 ans à un peintre local du fin fonds de la Dordogne, c'est long, pénible et laborieux. Il faut y ajouter la perspective de voir le percepteur, qui habite dans la même commune, de savoir ainsi tout ce que vous avez dans votre maison comme s'il y avait été invité. Et il faut le faire tous les ans! De la même manière que l'impôt sur le revenu tient une place disproportionnée dans le débat public (avec le célèbre "la moitié des français ne paient pas d'impôts, comme si l'impôt sur le revenu était le seul) parce qu'il est désagréable à déclarer, l'ISF est détesté par ceux qui doivent le payer parce qu'il est extrêmement pénible, ce que ne ferait pas un prélèvement de quelques points sur les revenus du capital rapportant autant aux finances publiques. Les activistes anti-impôts aux USA le savent bien : le caractère désagréable d'un impôt est un puissant facteur de rejet de celui-ci, plus parfois que le montant vraiment en jeu.

Ce désagrément, par ailleurs, n'est réservé qu'à un petit nombre de gens - les 300 000 et quelques contribuables assujettis à l'ISF, qui ont le sentiment qu'on leur réserve un traitement spécial. Et pour beaucoup, le désagrément en question n'est pas la contrepartie d'un comportement condamnable (comme les radars automobiles ou les taxes sur le tabac) mais le simple fait d'avoir épargné tôt dans sa vie, ou d'avoir eu du succès. Les biais cognitifs interviennent : les gens ont tendance à imputer leurs succès à leur mérite, et leurs échecs aux circonstances. Devoir d'un coup payer l'ISF c'est avoir le sentiment d'être puni pour son mérite et se demander ce qu'on a fait pour mériter cela. Sentiment accru lorsqu'on réalise que les "vrais riches" disposent eux de moyens sophistiqués pour ne pas le payer.

les fainéants, les fouteurs de bordel et le prestige

Depuis son accession au pouvoir, Emmanuel Macron a multiplié les saillies agressives. Ouvrières "illettrées", manifestants qui "foutent le bordel au lieu de chercher du travail", "fainéants" qui refusent les réformes, entre autres. Dans un pays ou l'analyse de la petite phrase tient lieu de sport national, ces remarques ont suscité leur lot de polémiques. Certains ont remarqué que loin d'être aléatoires, ces remarques désobligeantes construisaient en creux l'image d'une redistribution du mérite dans la société. Dans cette approche, il y a les méritants, ceux qui prennent leur destin en mains, les entrepreneurs, ceux qui travaillent dur malgré les difficultés sociales; et il y a les autres, ceux qui préfèrent tout casser dans l'espoir futile de maintenir le monde ancien, qui attendent de l'Etat qu'il les prenne en main au lieu de chercher à s'en sortir par eux-mêmes : un système de valeurs clairement méritocratique.

Dans cette mythologie méritocratique, les entrepreneurs sont des héros, et les riches sont injustement soupçonnés, dévalorisés et punis. Supprimer l'ISF ne doit pas dès lors être analysé sous l'angle des effets et des causes, mais sous l'angle symbolique : il s'agit de récompenser les méritants, de modifier la répartition des statuts dans la société française. Le discours et la politique fiscale du gouvernement contiennent cette volonté de changer la société française en changeant la nature de ce qui y est honorable et de ce qui y est honteux.

redistribuer le prestige

On ne le dira jamais assez: la question du prestige, du noble et du non noble, est extrêmement importante pour comprendre les phénomènes économiques et sociaux en France. Un autre exemple à ce titre est la polémique qui a accompagné la diminution de 5 euros des APL. Au delà du montant (modéré) de réduction des aides au logement, de leur impact éventuel sur les prix des loyers et les conséquences économiques de la mesure, il y avait de la part des bénéficiaires des APL le sentiment - justifié - de voir leurs problèmes traités avec la plus grande désinvolture. C'est ce message de mépris - comment ça, vous ne pouvez pas vous débrouiller avec 5 euros de moins? - qui a suscité les réactions épidermiques. Et c'était au fond assez rationnel. Dès lors qu'on manifeste que vous n'avez plus la considération d'avant - quand vous étiez considéré comme une victime des conditions sociales et à ce titre méritant l'assistance de la société - vous pouvez vous attendre à devenir la cible d'autres atteintes réelles et symboliques. Mais c'est aussi l'expression du désir de reconnaissance, le Thymos platonicien, qui reste une profonde, et très sous-estimée, dimension des motivations humaines.

Cette redistribution du prestige peut-elle fonctionner? Il y a de bonnes raisons d'être sceptique. La question du mérite et du prestige, pour autant, ne devrait pas être abandonnée. Depuis les années 1970 le prestige a globalement diminué : la confiance dans les institutions, les experts, les politiques, est extraordinairement basse en France même si le phénomène a été général. Cet effondrement est en partie justifié par le comportement des membres de ces institutions; mais il y a de bonnes raisons de penser que nous sommes allés trop loin. Nous commençons à voir dans de nombreux pays ce que donne le fait de confier le pouvoir à ceux qui méprisent les experts et n'épouvent aucune honte; le moins que l'on puisse dire est que le résultat n'est pas très convaincant. Rétablir le prestige, reconstruire l'éthique professionnelle, n'est pas seulement un jeu à somme nulle dans lequel le gain des uns se fait nécessairement au détriment d'autres. Il est possible d'envisager une société dans laquelle de nombreuses professions, et positions sociales, sont prestigieuses et agissent de manière vertueuse, noblesse oblige.

En cherchant à donner du prestige aux uns au détriment des autres, Macron fait fausse route : mais nous ne devrions pas pour autant abandonner la question du prestige, de restaurer et distribuer la dignité : nous l'avons trop négligée.